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Comment réparer une faute qu'on n'a pas commise ?

- Réflexions - Dimanche 19 Février 2023


"Madame Gabrielle Rubin étant décédée le 27 décembre 2022, ce texte est publié à titre posthume, selon sa volonté et avec l'accord de sa famille."

Comment réparer une faute qu’on n’a pas commise ?

Le sentiment qu’on a de sa propre culpabilité est l’un des plus destructeurs et des plus accablants que l’on puisse éprouver. Mais si celui qui nuit, lèse ou fait souffrir autrui, est considéré comme responsable de son acte et, s’il est sain d’esprit, il sera jugé. Puis, quand il aura payé sa dette à la société, il redeviendra un citoyen comme les autres.

Or nombreux sont ceux qui se sentent coupables sans savoir pourquoi ou, se méprenant, citent une raison qui n’est pas la bonne et leurs efforts pour s’en débarrasser restent évidemment sans effets.
C’est que leur sentiment de culpabilité ne vient pas sanctionner une faute réelle mais un fantasme, un péché imaginaire sur lequel la réalité n’a pas de prise.
 Comment en effet réparer une faute qu’on n’a pas commise ? J’ai souvent cité le cas des enfants abusés. Ils ne sont en rien responsables de ce qui leur est arrivé, mais ce sont pourtant eux qui se sentent sales, méprisables, avilis. Avec une image d’eux- mêmes aussi déplorable, comment pourraient-ils s’épanouir ? Alors que leurs tortionnaires se portent très bien et ne se sentent aucunement coupables.

Il y a un échange de rôles et c’est la victime qui porte le lourd – le très lourd – fardeau de la culpabilité.

Se pardonner en sacrifiant une partie de soi
Le cas de l’acteur Richard Berry est bien connu, puisqu’il l’a lui- même publiquement exposé lors d’une interview.
 Il y explique combien sa vie a été perturbée par un sentiment de culpabilité que seul le don d’un de ses organes essentiels est parvenu à calmer.

Cette culpabilité avait pour origine la maladie génétique dont souffrait sa jeune sœur : durant toute son enfance, expliqua-t- il, lui avait eu le droit de sortir et de s’amuser alors qu’elle ne le pouvait pas. Ensuite, lorsqu’il fut devenu grand, il avait pu travailler, gagner sa vie, devenir célèbre même, mais pas elle.

« Toute ma vie j’ai essayé de réparer en donnant. Tout le temps. Mais ça n’a pas suffi à me déculpabiliser. Ce n’était pas assez, il a fallu que je lui donne une partie de moi ».
 De quoi donc était-il coupable ? Lui avait-il fait du mal ? Était-il le responsable de sa maladie ? La lui avait-il inoculée ? Evidemment non, et poser ces questions suffisent à montrer que Richard souffrait – et combien – d’une culpabilité purement imaginaire.

Je pense qu’il avait créé l’étrange fantasme qu’il n’y avait qu’une seule santé pour eux deux, et puisque la sienne était excellente c’était forcément parce qu’il en avait dépossédé sa sœur.
 C’est donc déjà durant leur enfance qu’il s’était beaucoup occupé d’elle, restant près d’elle, la protégeant, remplaçant ainsi leurs parents qui étaient souvent absents à cause de leur travail. C’était un enfant hyperactif et extrêmement curieux de tout. Il en donne comme exemple le fait qu’il ouvrait ses jouets pour voir comment c’était fait à l’intérieur, et dit que c’était cette même curiosité qui l’avait conduit plus tard à faire vingt ans de psychanalyse pour « regarder à l’intérieur de moi pour voir ce qu’il y avait ».
 Certes, mais je pense pouvoir ajouter que s’il cherchait à savoir comment fonctionnaient ses jouets c’était aussi pour comprendre ce qui s’était détraqué chez sa sœur et arriver peut-être enfin à la réparer.
 Devenu adulte, il avait d’abord cru que le scénario dans lequel il racontait l’histoire d’un homme qui portait la culpabilité de la mort de son frère parce qu’il n’avait pas pu le sauver quand ils étaient enfants, était de pure fiction avant de s’apercevoir qu’en fait c’était sa propre histoire qu’il décrivait. 
C’est qu’entre-temps il avait ouvert « la boîte noire » de son inconscient et il avait compris que : « j’avais raconté ma culpabilité par rapport à ma sœur malade ».
 Mais même repérée, même exprimée, sa culpabilité était quand même toujours là, indéracinable.
 Sa mère avait sauvé sa sœur durant son enfance en lui donnant un de ses reins mais, trente-trois ans plus tard, son organisme l’avait rejeté, ce qui signifiait qu’elle était de nouveau en danger de mort. Si lui-même et son frère s’étaient proposés comme donneurs, lui seul était compatible et ce serait donc lui qui devrait sacrifier un de ses reins pour qu’elle vive, ce qu’il avait aussitôt accepté. Entre cette découverte et son opération il y avait eu deux années d’attente terriblement éprouvantes, deux années où il avait subi quantité d’examens médicaux destinés à contrôler sa santé et chaque fois le verdict avait été : oui, il était en excellente santé. 
Il savait donc qu’il serait en parfait état en se rendant à la salle d’opération, mais il n’en serait plus de même lorsqu’il en serait ressorti.
 Il décrit alors quels ont été ses sentiments, ses peurs, ses révoltes et ses espoirs durant ces deux années.
 Au journaliste qui lui demandait si, depuis qu’il avait donné un de ses reins, sa culpabilité avait disparu, il avait répondu « Oui, c’est fini. J’ai fait ce que j’avais à faire. On est à égalité », avant d’ajouter qu’il n’aurait pas pu vivre avec lui-même s’il n’avait pas fait ce don. Nous savons qu’il n’était pourtant en rien coupable et qu’avant d’avoir accepté ce sacrifice Richard Berry avait montré un amour fraternel, un courage et un sens du devoir exceptionnels. 
Il aurait donc pu, à juste titre et sans forfanterie, se sentir fier de ce qu’il avait fait jusque-là mais c’était sans compter avec sa culpabilité qui venait tout minimiser et qu’il ne trouvait donc pas à la mesure de sa faute.
 Il fallait qu’il puisse dire « On est à égalité » c’est-à-dire nous avons désormais le même problème, le même handicap : j’avais la santé et toi la maladie, ce qui est injuste. Maintenant nous sommes semblables.

La culpabilité d’être nés
Richard se sentait coupable de posséder une chose très précieuse (la santé) dont sa sœur était privée.
 Mais il y en a beaucoup d’autres qui se sentent tout simplement coupables d’exister.

Ce sont généralement les enfants non désirés et/ou peu aimés, et qui ignorent la cause de leur mal-être ou de leurs échecs. Or il faut, pour qu’ils puissent sortir de leur malheur, qu’ils découvrent cette cause, puis qu’ils la reconnaissent comme n’étant pas la leur. C’était le cas pour Marie-Claude, une femme d’une cinquantaine d’années qui, disait-elle, venait me voir en dernier recours et sans grand espoir car, quoi qu’elle fasse, tout finissait par mal tourner. Elle avait été mariée mais avait divorcé pour des raisons qui lui semblaient maintenant futiles. Elle pensait aussi avoir été une bonne mère pour ses enfants, mais elle ne les voyait presque plus depuis ces dernières années.

Sur ma demande, elle m’avait répondu que ce n’était pas à la suite de disputes, mais que ça s’était fait comme ça, peu à peu et sans raison précise. De toute façon quel exemple avait-elle à leur offrir ? Une image bien peu valorisante.

Elle avait autrefois travaillé convenablement, puis avec de moins en moins de plaisir et d’intérêt, si bien que lorsqu’on lui avait proposé des indemnités pour faciliter son départ elle avait accepté. Elle avait pensé que cela lui permettrait de réfléchir et de faire le point sur sa vie pour enfin repartir du bon pied. Mais cela ne s’était pas produit et, son pécule diminuant, elle avait été obligée de retourner vivre chez sa mère. Cette cohabitation lui pesait car elles ne s’entendaient pas, et elle ne se sentait bien que lorsque celle-ci partait en vacances ce qui, heureusement, était assez fréquent. 
La thérapie se déroulait normalement même si les progrès étaient modestes, jusqu’au moment où le suicide de son père vint tout bouleverser. Il était parti vivre à l’étranger après son divorce et elle ne le voyait plus depuis des années. Mais peu importe c’était de sa faute s’il s’était suicidé.

C’est en pleurant qu’elle m’avait expliqué que ses parents s’étaient mariés très jeunes parce qu’ils y avaient été obligés à cause d’elle : dans une famille et un village de pêcheurs on ne plaisantait pas à cette époque-là avec la virginité des filles et la seule solution, pour éviter le déshonneur, c’était un mariage rapide.

Mais ils étaient jeunes, bien trop jeunes pour avoir un enfant, et ils avaient fini par divorcer. C’était donc elle qui était la responsable de l’échec de leur mariage, à cause d’elle que son père était parti refaire sa vie au loin et que sa mère s’était remariée et était allée s’installer à l’autre bout de la France, en la confiant à sa grand-mère.

Et puisque c’était à cause d’elle que ses parents s’étaient séparés, elle était également responsable du suicide de son père : s’il était resté au pays, parmi les siens, il ne l’aurait jamais fait. Tout lui était bon pour se sentir coupable.

J’avais plusieurs fois essayé de lui montrer que ce n’était pas elle qui avait décidé de naître et qu’elle n’était donc pour rien ni dans le divorce de ses parents, ni dans le suicide de son père, ni dans le fait que sa mère l’ait laissée à la garde de sa grand-mère lors de son remariage, rien n’y faisait et cet abandon lui apparaissait comme un juste châtiment.

Tout en refusant de changer d’avis au sujet de cette culpabilité imaginaire, Marie-Claude continuait cependant à venir régulièrement à ses séances, alors que je commençais moi-même à me demander si mon travail était vraiment utile. Nous avons cependant poursuivi la thérapie, en espérant qu’elle continuerait à agir secrètement.

Et s’est ce qui s’était finalement produit.
 Elle était un jour arrivée détendue à sa séance – elle qui ne l’avait jamais été – et elle s’était écriée, en brandissant un carnet : « Regardez ce que j’ai trouvé dans un tiroir du secrétaire de ma mère, c’est notre livret de famille !
 Et savez-vous ce que j’ai découvert ? C’est que je suis née plus d’un an après leur mariage ! » 
Elle se demanda longuement ensuite comment il se faisait que tout en ayant très souvent utilisé ce livret lors de démarches administratives elle ne s’en était pas rendu compte plus tôt et pourquoi elle avait continué à penser que c’était sa naissance qui était la cause de leur mariage et donc de leur divorce. 
Cette découverte avait eu un effet bénéfique car elle s’était enfin autorisée à se débarrasser de cette partie-là de sa culpabilité. Mais on ne s’en délivre pas aussi facilement et si elle avait accepté l’idée qu’elle n’était pas responsable de leur mariage hâtif, elle restait quand même persuadée que sans elle ils auraient continué à être des amoureux au lieu de devoir être des parents.
 Ce fantasme-là fut plus difficile encore à maîtriser car s’il était évident que ce n’était pas sa naissance qui avait détruit leur mariage, elle se souvenait avoir entendu sa mère dire que si sa fille vivait avec sa grand-mère c’était parce que son mari l’exigeait et qu’elle ne voulait pas gâcher ce mariage-là aussi.
 Nous avons donc continué notre travail et Marie-Claude avait peu à peu retrouvé un certain plaisir de vivre. Elle avait vu ses enfants plus souvent et s’impliquait désormais dans un travail qui lui plaisait.
 Elle avait aussi exprimé ses regrets à son mari et leurs rapports étaient devenus amicaux.
 Tout allait donc mieux, mais une grande partie de sa vie avait été abîmée par son fantasme de culpabilité et, comme elle me l’avait dit en me quittant : « Nous avons fait du bon travail, mais j’ai gâché les meilleures années de ma vie et cela est irrémédiable car le temps perdu est perdu ».      
 
© Gabrielle Rubin - Tous droits réservés

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L'amour et la sécurité

- Réflexions - Vendredi 17 Février 2023


"Madame Gabrielle Rubin étant décédée le 27 décembre 2022, ce texte est publié à titre posthume, selon sa volonté et avec l'accord de sa famille."

L’amour et la sécurité

Léa est une charmante jeune femme qui semble avoir tout pour être heureuse : une bonne santé, un mari aimant, deux fils qui grandissent sans problèmes et pas de soucis d’argent. Qu’était-ce donc qui l’avait poussée à venir entreprendre un travail psychanalytique ?

Elle m’expliqua que c’était l’espoir de se débarrasser de ses incessantes crises d’angoisse que ni les médicaments ni une précédente thérapie n’avaient soulagées.
 La plus fréquente de ses angoisses était la découverte d’un cancer inguérissable et elle lisait alors, entre terreur et désir de savoir, les magazines et les romans qui parlaient de la terrible maladie.

Une autre angoisse effrayante était la mort d’un de ses fils ou de son mari, et elle avait ajouté que cela c’était normal puisque tout le monde a peur de la mort d’un être cher.
 Sur ma demande, elle m’avait dit que sa famille était très réduite, puisqu’elle était fille unique et qu’elle avait perdu son père ; elle avait deux ou trois ans lorsqu’on avait découvert la maladie qui finirait par l’emporter et elle en avait sept quand il était parti. Elle et sa mère s’entendaient bien et leurs relations étaient affectueuses mais ce n’était évidemment pas la même chose que le sentiment qui la liait à son père.

Mais quand je lui avais dit que là était le nœud de ses angoisses, elle avait vivement protesté, disant qu’elle en avait assez d’entendre sempiternellement le même discours : elle avait déjà parlé et parlé de son chagrin, du fait que sept ans est un âge où un enfant est particulièrement vulnérable et de son incapacité à faire le travail du deuil durant sa précédente thérapie. Tout cela n’avait servi à rien.

La seule chose qui la consolait un peu était de savoir que son père veillait sur elle du lieu où il se trouvait, elle en était sûre et c’était cela qui la poussait à essayer de se débarrasser de ses angoisses plutôt que d’attendre passivement de le rejoindre.

Elle avait ensuite dit que son père était tout pour elle. Elle aimait son mari, elle adorait ses enfants, elle était très attachée à ses nombreux amis, mais cela ne l’aidait pas : tant qu’il était en vie ils avaient passé presque tout leur temps ensemble. Il lui disait qu’elle était son rayon de soleil et cela elle ne le retrouverait jamais.

Que signifie la mort pour une aussi jeune enfant ? C’est difficile de le savoir mais ce qui est sûr c’est que découvrir que son père ne sera bientôt plus là est très anxiogène et provoque un sentiment d’insécurité permanent.

C’est à ce moment que j’ai commencé à comprendre la raison inconsciente des angoisses avec lesquelles elle gâchait sa vie et, du coup, également celle des siens, mais sans pouvoir lui en parler sous peine de la voir fuir en pensant que ce nouvel analyste était encore pire que le précédent.

Devenir orpheline à sept ans est certainement une chose terrible, mais c’est une douleur semblable à celle que ressentent tous ceux qui perdent un être cher. Or dans la majorité des cas les survivants parviennent à faire le travail de deuil, et c’était parce qu’elle se blâmait (inconsciemment) d’accuser son père de l’avoir abandonnée que Léa n’y parvenait pas : la culpabilité que ce reproche engendrait en elle contrait son désir de progresser.
 Il fallut longtemps pour qu’elle accepte l’idée qu’elle n’était pas un monstre, mais que le climat d’insécurité que lui avait imposé – bien malgré lui – son père avait inévitablement provoqué un ressentiment qu’elle trouvait injuste, qui lui faisait horreur et qu’elle avait donc refoulé.

Si les deux parents donnent à l’enfant autant d’amour l’un que l’autre, il n’est pas tout à fait de la même nature. Léa, qui avait déjà l’amour de sa mère, recevait également un amour du même type de la part de son père, ce qui ne comblait pas son besoin de sécurité. L’amour maternel est sans limites et, dans la plupart des cas, dès qu’elle a accouché, la maman est en extase devant son bébé qu’elle trouve le plus beau du monde. Ce qui les relie est un lien d’autant plus fort qu’aux neuf mois de grossesse – où ils n’étaient qu’un – vient s’ajouter un temps équivalent durant lequel le bébé n’a pas encore conscience qu’ils sont séparés, épisode qui se conclut après la dépression du huitième mois. Mais il reste toujours quelque chose de cet amour sans limites et s’il devient peu à peu plus « raisonnable » la mère a toujours des difficultés à imposer des limites rigides. Même devenus adultes, nous gardons de cet amour un sentiment inconscient d’impunité. C’est l’intervention du père qui, en réduisant ce sentiment, rend possible notre autonomisation puisque le rôle de l’amour paternel est justement d’apprendre à son enfant à internaliser et donc à respecter, sans trop d’efforts, les limites.

C’est une des raisons qui rend indispensable la présence de deux adultes différents pour élever un enfant et le mettre à l’abri de cette cause de trouble majeur qu’est l’indifférenciation en répondant à la question : « Qui est qui ? Et qui fait quoi ? ».

C’est un travail fondamental car ce sont ces limites, d’abord exigées par son père, ensuite internalisées par l’enfant, qui sont les garantes de sa sécurité et, plus tard, de celle de l’adulte. 
Et que l’on qualifie spontanément d’optimistes heureux ou d’éternels pessimistes ne le sont pas par hasard, ils ne font que traduire le sentiment d’insécurité ou de paix que, sans le savoir, ils doivent à leur enfance.

Je précise qu’il s’agit d’archétypes et qu’il y a des mères admirables qui arrivent à gérer seules leur famille. Mais il y a aussi, et majoritairement, des familles monoparentales (quelle qu’en soit la raison : un père divorcé qui néglige ses enfants, ou qui est présent mais seulement pour les questions matérielles, ou même qui n’a jamais reconnu sa progéniture) dans laquelle la mère essaye d’assumer l’impossible tâche d’être à la fois la mère et le père de famille. Elle le fait avec courage, mais le résultat n’est pas à la hauteur de son sacrifice.

Pour préciser le rôle symbolique du père, imaginons par exemple une famille pique-niquant au bord d’une rivière. Le père dira à l’enfant « Tu peux aller jouer jusque-là, mais pas plus loin ». Il est clair, dans ce cas, que c’est la limite imposée qui est la sauvegarde de l’enfant. Il est évident que la mère aussi peut imposer des limites mais elle prendra alors un rôle de père, tout comme le père de Léa avait pris auprès de sa fille un rôle plutôt maternel. Autre genre d’exemple : l’enfant est à la crèche, il joue avec un congénère, mais dans l’excitation du jeu l’enfant se contrôle moins et il pourrait devenir violent. Là encore, c’est la limite qui y est mise qui protège l’enfant – comme elle protège l’adulte – car faute de limite, il finira par faire mal à son partenaire et, si la limite à ne pas dépasser n’est pas de nouveau affirmée jusqu’à ce qu’il l’accepte, il perdra tous ses amis.
 Or, être entouré d’amis qui nous apprécient et nous aiment demeure, quel que soit notre âge, absolument essentiel.


Un autre exemple que nous avons sous les yeux est celui de l’école, où de plus en plus de jeunes ignorent jusqu’à l’existence des limites.

Or c’est un lieu d’une extrême importance car c’est là que les enfants, qui ont (devraient avoir) déjà accepté de respecter les limites familiales, vont maintenant apprendre celles qu’on doit respecter pour se sentir bien dans sa société et ne pas risquer de tomber dans l’illégalité.
 Et nous voilà revenus à la responsabilité du père, puisqu’il est le garant de la loi.
 Les lois changent, puisque les limites à respecter sont différentes suivant le continent, le pays ou la société à laquelle on appartient : ce qui est indispensable, ce n’est pas telle ou telle limite en elle-même, c’est de respecter les limites qui sont adaptées à la société dans laquelle on vit. 
Or, depuis que nous avons souvent remplacé l’amour par le sexe et la sécurité par le principe de précaution, le sentiment que nous avions d’être, au moins un peu, en sécurité s’est encore amenuisé parce que le sexe seul est incapable de donner cette part de sécurité qu’apporte un véritable amour, où on est deux pour affronter ensemble les aléas de la vie, où on trouve toujours l’autre pour nous écouter et nous aider si nécessaire : un autre qui est toujours là pour nous.


C’est un genre d’amour qui renvoie à l’amour maternel, qui est indispensable et qui apporte beaucoup, mais qui n’est pas suffisant.
 Le principe de précaution, quant à lui, détruit ce que l’on a reçu du père, et de la mère lorsqu’elle assume un rôle paternel : que l’enfant l’ait internalisé, c’est-à-dire qu’il puisse choisir librement de respecter les limites et compris leur importance.
 Le principe de précaution nous décharge en effet du travail de pensée qui nous permet de juger de la qualité des limites, de leur pertinence, du lieu où elles se situent et jusqu’où on peut aller sans se mettre en danger.
 Sans nier la nécessité de certaines précautions imposées par le législateur, il n’en reste pas moins que s’il se charge de tout il ne reste plus de place pour notre propre décision, qui devient inutile puisque c’est la bonne mère État qui décide pour nous.
 Et si cela nous interdit de réfléchir avant de prendre une décision, cela sape aussi la confiance en nous que donne le fait d’être responsable de notre sécurité et de celle de nos proches.
 Et Léa ? Elle n’avait ni plus ni moins de raisons que les autres de se sentir perpétuellement menacée par le malheur, mais elle avait un sentiment permanent d’insécurité qui la torturait. Car c’est bien d’un sentiment qu’il s’agit ou, si l’on veut d’un fantasme, – mais combien puissant – et non d’une réalité.
 En le traduisant en mots Léa l’avait transféré de l’Inconscient dans le Conscient. Autrement dit, lorsqu’elle se sentait envahie par l’angoisse elle pouvait désormais la maîtriser avec les outils de la raison.

© Gabrielle Rubin - Tous droits réservés
       
 
 

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C'est la faute du Bernard l'Hermite !

- Réflexions - Vendredi 17 Février 2023


"Madame Gabrielle Rubin étant décédée le 27 décembre 2022, ce texte est publié à titre posthume, selon sa volonté et avec l'accord de sa famille."

C’est la faute du Bernard l’Hermite !

Ou, du moins, de celui que nous avons dans la tête.
 Nous craignons tous les changements, et même si notre nouvelle situation, notre nouvelle demeure ou notre nouveau travail nous plaisent, il reste, au fond de nous, la crainte de l’inconnu.
 Une partie de nous a beau savoir que ce changement sera bénéfique, nous gardons quand même un vague sentiment de peur : qui sait de quoi sera fait l’avenir ? 
Je prendrai un fragment de l’analyse de Georges pour illustrer un des moments-clés de la cure analytique. Celui où, après un long travail, on arrive au moment où tous ces efforts doivent se traduire par des changements d’attitudes et d’habitudes.
 Or c’est aussi le moment où les résistances se font les plus fortes, comme pour freiner la venue de cette nouvelle façon de concevoir sa vie. 
Le patient est désormais capable d’abandonner la structure défensive (pour Georges sa prétendue nullité) qu’il avait mise en place pour se protéger, mais encore fallait-il pour cela que la crainte inconsciente que lui inspirait ce changement de perspective se fasse moins contraignante. 
Georges était intelligent, ses capacités professionnelles étaient reconnues, il avait un caractère agréable et une grande disponibilité pour ses amis. Et pourtant sa vie, disait-il, était faite de médiocrité : un travail peu intéressant, pas d’amis intimes, et pas de compagne avec laquelle construire le couple solide qui lui aurait permis de fonder une famille heureuse.
 D’ailleurs, ajoutait-il lorsqu’il parlait de lui-même, tout en lui était étriqué : son salaire était convenable mais suffisait seulement à le faire vivre, ce qui lui interdisait les voyages merveilleux que faisaient « les Autres ». Ses amours étaient agréables, mais ni durables ni enthousiasmantes. Il aimait lire, allait aux expositions et au cinéma mais il était incapable ensuite d’en parler avec pertinence et passion, comme le faisaient tous « les Autres ». Voilà, m’avait-il dit un jour, je suis incapable de me passionner. Moi, je suis gris. Tellement inexistant que lorsque je suis allé à une ou deux de ces soirées qu’on organise pour les célibataires, les dames ont fini par me confondre avec le papier mural. 
Je lui avais fait remarquer que s’il regrettait de ne pas être plus « visible » c’est qu’il en éprouvait le désir, et que s’il voulait bien admettre que tout désir ne cache pas forcément un danger, il pourrait en prendre le risque et devenir visible, et même être recherché.
Un premier pas avait été franchi lorsqu’il avait admis cette possibilité mais, malgré un certain nombre de progrès, Georges ne changeait pas vraiment : il était enfermé dans une forteresse interne qui, si elle lui interdisait tout épanouissement, lui semblait aussi le mettre à l’abri du danger. 
Presque tous nos choix nous sont dictés par la nécessité. Quelle impérieuse nécessité avait donc contraint Georges à s’entourer de murs aussi épais ? 
La réponse est presque à coup sûr : pour ne pas revivre les souffrances de l’enfance. Et il en était bien ainsi pour lui. Je savais qu’il n’avait pas eu une mère « suffisamment bonne » et que cette douleur demeurait gravée en lui. Mais le mur qui avait autrefois assuré sa survie psychique restait malheureusement agissant dans sa vie d’adulte et l’empêchait de voir qu’il était maintenant devenu obsolète et nuisible.
Il était évident qu’il fallait sortir de ce piège mais ce changement bouleversait tant de choses, lui semblait si dangereux, qu’il se refusait à tenter l’aventure.
Je me demandais comment aider mon patient lorsque la lecture d’un article sur le Bernard l’Hermite m’a aidée à faire bouger les lignes en me donnant l’idée de comparer les difficultés – physiques – de ce crustacé avec les difficultés – psychiques – de Georges.
 J’espérais, grâce à ce détour par le réel, parvenir à mobiliser son imagination et à la mettre au service du changement. 
Le Bernard l’Hermite (ou pagure) dont les enfants s’amusent à ramasser les coquilles vides sur la plage, est un animal marin extrêmement répandu, qui a une particularité, celle d’être un perpétuel squatteur.
Il trouve probablement plus commode et moins fatigant de s’emparer d’une coquille vide pour s’y loger, plutôt que d’avoir à la fabriquer.
 Mais comme toute chose, cela présente aussi certains inconvénients. En effet, la première coquille que choisit et occupe le jeune pagure est à sa taille, il s’y love donc aisément et, en se servant de l’énorme pince de sa patte droite pour en fermer l’ouverture, il s’y trouve parfaitement à l’abri des prédateurs. Mais lorsqu’il grandit cette demeure devient trop petite pour lui et, au lieu de le protéger, elle risque de l’étouffer.

Il ne lui reste dès lors que deux possibilités : ou bien y demeurer et mourir asphyxié, ou bien s’en extraire pour aller chercher un autre abri du même type, mais plus spacieux. 
Il y a cependant un problème : si le pagure est un crustacé en ce qui concerne la première moitié de son corps, la deuxième partie est en revanche sans aucune protection et donc dangereusement exposée lorsqu’il est hors de sa coquille.

Partir à l’aventure c’est donc espérer vivre mieux mais aussi mettre sa vie en danger pendant le déménagement. 
On peut comprendre que le malheureux crustacé ait des états d’âme : ou rester à l’abri et mourir étouffé, ou sortir pour trouver un avenir meilleur mais être une proie facile pendant qu’il cherche sa nouvelle demeure.

Georges était resté silencieux durant mon petit discours et n’en était sorti que pour me dire qu’il n’y avait pas de solution : les deux possibilités étaient aussi désastreuses l’une que l’autre. 
Le silence s’était ensuite installé jusqu’à la fin de la séance. J’avais espéré l’entendre dire qu’il y avait quand même une différence, que rester enfermé c’était comme mourir étouffé alors que changer lui aurait offert l’espoir d’une vie meilleure. Mais il était resté silencieux.

Il fallait attendre, c’était encore trop tôt pour lui.
 En effet, accepter ce genre d’interprétation, c’est accepter aussi l’idée qu’on n’est pas la victime d’une fatalité injuste mais qu’on est (en partie) responsable de son sort, ce qui conduit tout naturellement à se demander ce que cette prison nous apporte de tellement précieux pour qu’on préfère renoncer au bonheur plutôt que de la quitter. 
Chacun a ses raisons et, pour Georges, les murailles qui l’enserraient au prix de sa liberté avaient une vertu essentielle, celle de le protéger de ce qu’il craignait le plus : se voir rejeter avec mépris s’il arrivait à trouver le courage de s’ouvrir à autrui. Cela aurait en effet réactivé en lui la douleur qu’il ressentait lorsque sa mère avait cette attitude à son égard, ce qui avait été bien souvent le cas.

La piètre opinion que Georges avait de lui-même aboutissait à ce raisonnement : « Je n’ai rien d’intéressant à dire, comment pourrais- je retenir l’attention d’une personne – homme ou femme – tellement plus intéressante que moi ? Elle se demanderait sûrement quel toupet insensé me pousse à espérer devenir son ami ? »

Et Georges préférait étouffer dans ses murs plutôt que de se poser la question qu’il redoutait : d’où venait donc cette crainte qui le paralysait ? C’est que ce questionnement l’aurait fatalement amené à revisiter son enfance et à ce qu’il savait sans vouloir le savoir : la responsabilité de ses parents et surtout celle de sa mère dans son malheur.

Or il est terrible, il est insupportable de « découvrir » que de telles accusations sont méritées, car cela revient à devoir faire le deuil de la bonne mère qu’on croyait, contre toute évidence, avoir eue.

Et qu’on espérait désespérément retrouver un jour.
 Ce qu’il exprimait dans les séances au sujet des raisons qui l’empêchaient d’avancer c’était un vague « Pas de chance, je suis nul, c’est ainsi, il faut bien l’accepter ». 
Les murs imaginaires dont il s’était entouré avaient donc pour but de l’empêcher de penser, puisque cela l’aurait en quelque sorte conduit à devenir affectivement un orphelin.
 Or nous sommes tous – et de façon innée – certains que notre mère nous aime et nous aimera toujours, qu’elle nous protègera quoi qu’il arrive, et qu’elle ne laissera jamais personne nous faire du mal.
 Quel que soit le prix à payer, il nous faut sauvegarder ce fantasme-là, et donc abolir tout esprit critique à cet égard.

C’est un épisode de non-pensée, de ceux où on affirme une chose qu’à aucun moment on n’a soumise à la réflexion.
Georges commençait cependant à désirer savoir mais, disait-il, il devait bien constater que le petit crustacé était plus courageux que lui.

Non, le pagure n’était pas plus courageux que lui mais il était guidé par son instinct, lui dont tous les ancêtres, depuis des centaines de milliers d’années, avaient pris le risque d’être dévorés plutôt que de mourir étouffés.

Nous sommes aussi en partie guidés par l’instinct, mais nous avons également une pensée qui nous donne la liberté de choisir notre chemin.
Et cette liberté, pour magnifique qu’elle soit, est aussi parfois bien difficile à assumer.

Il fallut encore un peu de temps à mon patient avant de pouvoir suivre l’exemple de « son ami Bernard » comme il l’appelait. Mais je sus que le pagure avait rempli sa mission lorsque Georges m’avait dit que chaque fois qu’il risquait de laisser sa peur du changement l’envahir, il se disait que si un pagure l’avait dominée, il pouvait aussi y arriver.

« Bernard » représentait désormais le travail psychique qu’il avait fait durant ses années de psychanalyse et lui servait de point d’appui lorsqu’il se sentait faiblir car, pour autant qu’on sache et pour difficile que cela soit, aucun Bernard l’Hermite n’a préféré mourir étouffé.

© Gabrielle Rubin - Tous droits réservés

 

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La bouche, l'oreille et l'empathie

- Réflexions - Vendredi 17 Février 2023


"Madame Gabrielle Rubin étant décédée le 27 décembre 2022, ce texte est publié à titre posthume, selon sa volonté et avec l'accord de sa famille."

La bouche, l’oreille et l’empathie

Nos mots nous l’apprennent et nous le répètent, mais nous ne leur prêtons pas attention : nous disons un « malentendu » pour expliquer un désaccord qui n’a pas lieu d’être, et nous parlons de la « mésentente », qui sépare un couple qui pourtant s’aime encore. On dit aussi avec regret « qu’ils n’arrivent pas à s’entendre » ou encore qu’entre eux c’est un « dialogue de sourds », de même que nous pensons d’une personne qui ne se rend pas à nos arguments qu’elle fait « la sourde oreille ».

Tous ces mots nous disent que lorsque nous nous adressons à quelqu’un nous devons certes prendre en compte ce que dit notre bouche mais aussi ce qu’entend l’oreille de notre interlocuteur, car c’est de cette différence que naissent la plupart des disputes, des ruptures amicales ou amoureuses, des rancœurs et même des violences entre les groupes.

Et c’est là qu’intervient une troisième composante, l’empathie, qui est « la faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent ». C’est une faculté que nous possédons tous, mais à un degré plus ou moins élevé suivant notre caractère et suivant le moment.

Il n’est pas rare qu’on pense que l’empathie entraîne forcément la sympathie, (qui est la capacité de partager le chagrin d’une autre personne) alors qu’il n’en est rien et que nous pouvons nous identifier à « un autre » même s’il est notre pire ennemi, comme le savent bien les espions ou les profileurs. 
Mais il peut aussi arriver que nous nous trouvions soudainement dépourvus d’empathie au moment où nous en aurions le plus besoin.

Chloé était une femme d’une cinquantaine d’années, intéressante et efficace dans sa profession, grâce à laquelle elle gagnait confortablement sa vie. Elle m’apprit qu’elle avait déjà essayé d’autres formes de thérapie, mais qu’elles ne lui avaient apporté ni les réponses ni l’apaisement qu’elle en attendait.

Je n’évoquerai ici que ce qui concerne son problème de communication, dont elle n’était d’ailleurs absolument pas consciente. 
Entremêlées avec ses souvenirs d’enfance, elle me rapportait ses disputes avec sa fille unique qu’elle adorait mais qui lui causait beaucoup de chagrin.

Elle faisait tout ce qui était en son pouvoir pour lui offrir les choses qu’elle aimait, elle lui avait prêté main forte lors de son récent divorce, elle était toujours là pour elle et s’occupait beaucoup de ses deux petits-enfants, qu’elle adorait eux aussi.

Bref, elle faisait tout son possible pour lui venir en aide. Tout se passait bien entre elles pendant un temps et puis, sans aucune raison, le ton de sa fille changeait, elle lui répondait avec froideur et agacement et même, de plus en plus souvent, par des refus exaspérés.

Qu’arrivait-il donc à sa fille qu’elle aimait pourtant par-dessus tout ? 
Je lui avais alors demandé de me rapporter de la façon la plus exacte possible quelques épisodes qui avaient suscité l’irritation de sa fille, ce qu’elle avait fait avec précision.
 « Il y en a eu un qui m’a vraiment blessée car il a été très violent : ma petite-fille a un problème de santé qui n’est heureusement pas grave mais qui demande un suivi médical. Il faut amener l’enfant à l’hôpital tous les trois mois pour que le spécialiste puisse décider de la suite du traitement.
Ma fille travaille beaucoup, et c’est dur de devoir s’occuper de deux jeunes enfants avec parfois un seul salaire, les mois où leur père ‘oublie’ de payer leur pension. Elle a une femme de ménage deux fois par semaine, mais il lui reste quantité de choses à faire quand elle rentre enfin chez elle.
Cette fois-là, elle avait oublié le rendez-vous médical de sa fille, et lorsque j’ai téléphoné pour lui demander ce qu’avait dit le docteur, elle m’a répondu qu’elle ne l’avait pas vu.
 J’ai aussitôt téléphoné à l’hôpital et réussi à obtenir rapidement un autre rendez-vous, auquel je suis allée avec l’enfant.
J’avais ensuite téléphoné à ma fille pour lui dire que tout allait bien et que le médecin confirmait l’efficacité des soins et les progrès de la petite. »

 Mais au lieu de la remercier comme elle s’y attendait, sa fille était entrée en fureur, lui intimant de s’occuper de ce qui la regardait avant de lui raccrocher au nez.

Je lui ai alors demandé si elle pouvait me redire exactement la phrase qu’elle-même avait prononcée.
 «Vous pensez bien que oui : après lui avoir fait le compte-rendu de la visite à l’hôpital je lui ai dit : Tu avais encore oublié le rendez-vous de Juliette, mais ce n’est pas grave, j’y suis allée et le docteur a dit que tout va bien ».

C’est à ce moment-là que toutes les deux étaient devenues incapables d’empathie et qu’un mot malencontreux « encore » était venu tout gâcher.
 Sa fille l’avait en effet entendu (compris) comme un reproche qui l’accusait d’oublier souvent ce devoir essentiel, ce qui sous-entendait qu’elle n’était pas une bonne mère, et elle en avait été piquée au vif.
 Autrement dit, tandis que par sa phrase Chloé pensait dire à sa fille qu’elle était à ses côtés, celle-ci avait entendu quelque chose comme : « Je dois m’occuper de la santé de ta fille puisque toi tu ne t’en préoccupes pas ».

Autre exemple de la même patiente : Chloé avait une maison avec un beau jardin à une centaine de kilomètres de Paris. Elle avait donc invité sa fille et ses petits-enfants à venir y passer le week- end de Pâques.

Les enfants adoraient cela, et c’est donc joyeusement que tous trois s’y étaient rendus.
 Il y avait eu force embrassades et cris de joie jusqu’à ce que ma patiente, croyant avoir bien fait, avait annoncé à sa fille qu’elle n’aurait à s’occuper de rien et qu’elle pourrait se reposer : elle-même avait pourvu à tout, composé les six menus, acheté les victuailles nécessaires au marché du village pour qu’elles soient bien fraîches et fait les desserts que les enfants aimaient particulièrement.

Or, non seulement sa fille ne l’avait pas remerciée chaleureusement mais, sans rien dire, elle avait pris sa tête des mauvais jours.
 Le repas s’était passé correctement et les enfants avaient mangé avec plaisir les plats que leur grand-mère leur avait préparés. A la fin du repas, ma patiente leur avait annoncé qu’un cirque itinérant s’était installé au village et qu’elle avait pris les billets pour la séance de 16 heures.

J’ai vu ma patiente complètement désemparée et les larmes aux yeux à ce souvenir : sa fille s’était levée et, sans dire un mot, elle était montée à l’étage où se trouvaient leurs chambres. Elle avait fait ses valises, les avait descendues et, malgré les protestations de ses enfants, elle avait fourré le tout dans sa voiture et elle était partie. 
J’ai essayé de dire à Chloé que sa fille aurait peut-être aimé aller elle-même faire les emplettes au marché, ce qui lui aurait permis de préparer pour eux tous un plat ou un gâteau qu’elle réussissait particulièrement bien.

Autrement dit, de montrer qu’elle aussi se préoccupait du bien-être de sa famille, ce qui était – comme nous le savions – un point sensible chez elle. 
Mais Chloé, à son tour, ne voulait rien « entendre ».

Evidemment j’ignorais si j’avais vu juste, mais je commençais à en savoir assez sur leurs rapports pour deviner que, sans le vouloir ni le savoir, elle empêchait sa fille de prouver qu’elle aussi avait des qualités, qu’elle aussi « savait faire », ce qui la faisait se sentir définitivement écrasée par la perfection de sa mère.

Par son souci de lui permettre de se reposer, Chloé croyait lui avoir montré son amour, mais sa fille avait « entendu » autre chose.

Les hommes de théâtre ont souvent utilisé l’impossibilité de s’entendre, qui nous ferait croire que deux personnages n’échangent plus dans la même langue : les mots qu’ils prononcent ont pourtant la même définition dans le dictionnaire, chaque phrase est correctement construite et a un sens compréhensible... mais qui est perçu différemment par chaque interlocuteur.

C’est un moment bizarre, un temps où ce que dit la bouche de l’un arrive si déformé aux oreilles de l’autre, qu’il faudrait un traducteur pour qu’ils se comprennent.
 Feydeau s’en sert constamment : dans On purge bébé, par exemple, les époux Follavoine ont des doutes sur l’orthographe du mot « Hébrides ». Leur fils désirant savoir ce que sont les Hébrides ils se mettent, en bons parents, en devoir de satisfaire cette demande. Ils vont donc chercher le dictionnaire, mais l’orthographe n’est pas leur fort et ils ne savent pas bien comment s’en servir.
 Tous deux s’attèlent donc à la tâche et, en parfaite harmonie, cherchent ensemble la solution de l’énigme.

Mais, au fur et à mesure des échecs, le ton monte et le dialogue devient de plus en plus acide car ces Hébrides leur posent problème : à quelle lettre faut-il chercher ? 
Follavoine, oubliant l’existence du H muet, cherche d’abord à la lettre Z.

Les Zébrides ne s’y trouvant pas, Julie prend le dictionnaire et cherche à « Ebrides » qui, évidemment, n’y sont pas non plus.
A ce moment-là son mari, encore solidaire, trouve le coupable : Follavoine « Quand je te dis qu’on ne trouve rien dans ce dictionnaire ! ». Mais c’est Julie qui ouvre alors les hostilités et essaye d’affirmer sa supériorité :
Julie « En tout cas j’ai cherché dans les E, c’est plus logique que dans les Z ! » Follavoine hausse les épaules avec commisération « Plus logique que dans les Z ! Pourquoi pas dans les H ? »
 Julie n’y croit guère mais elle a un doute. Elle essaye donc à la lettre H et, stupéfaite et ravie de sa trouvaille, elle s’exclame « Et dire qu’on les cherchait ailleurs ! »

Mais c’est alors le tour de son mari qui, voulant affirmer que c’est à lui seul qu’est dû ce succès, déclare avec aplomb :
 « Comme je le disais ! ».
 Et c’est à partir de là que tout dérape :
Julie, furieuse : « Oh c’est trop fort ! Quand c’est moi qui ai pris le dictionnaire ! Quand c’est moi qui ai cherché dedans !
  Follavoine : Oui, dans les E ! 
Julie : Dans les E d’abord comme toi, avant, dans les Z !
Follavoine d’un air détaché : Belle malice, quand j’ai eu dit ‘Pourquoi pas dans les H ?’
 Julie : 'Oui, comme tu aurais dit ‘Pourquoi pas dans les Q’. Follavoine : Oh non, ma chère amie, si tu en arrives aux grossièretés !
Julie : Quelles grossièretés ? »

Et les voilà partis pour une scène de ménage où le désir de chaque époux n’est plus de chercher ensemble et en s’écoutant l’un l’autre, ce que sont les Hébrides, c’est de montrer que c’est à lui seul qu’est due la réussite, jusqu’au moment où la guerre est déclarée et où le mari reproche à sa femme de lui lancer des gros mots au visage. Ils sont désormais dressés l’un contre l’autre et les Hébrides ne sont plus que prétexte à affrontement.

Dans un tout autre registre, le Misanthrope nous dit quelque chose de semblable.
 Dans la scène I de l’Acte I nous voyons Alceste s’emporter contre son ami Philinte et lui reprocher vertement d’être aimable avec un homme qu’il connaît à peine.

Philinte essaye de calmer le jeu en lui demandant d’écouter ses arguments avant de se fâcher mais Alceste, toujours furieux, réplique :
 Alceste « Moi je veux me fâcher et ne veux point entendre ».
La controverse continue, et Philinte essaye de lui faire comprendre que parfois :
 Philinte « Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur. 
Serait-il à propos et de la bienséance De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ? » « Oui », répond sèchement Alceste.

Philinte « Quoi ? Vous iriez dire à la vieille Emilie Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie ? Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ? ». 
Alceste « Sans doute »1


Comme on le voit, Alceste ne se soucie pas le moins du monde de la peine qu’il pouvait faire à Emilie en lui disant cela alors qu’il aurait pu, avec un peu d’empathie, tenir compte de la souffrance d’une vieille dame qui refuse de voir que sa jeunesse s’est enfuie et qu’elle entend déjà sonner le glas. Philinte est plus indulgent et se refuse à peiner des gens qui ne font rien de bien grave. Mais c’en est trop pour Alceste, que cette mollesse rend furieux :
 Alceste « [ ... ] j’enrage et mon dessein
 Est de rompre en visière à tout le genre humain »
 C’est sur cette réplique que Philinte, s’échauffant à son tour, devient indifférent à ce que peuvent avoir de blessant ses propos, et lui dit qu’il est aussi ridicule que ceux qu’il ridiculise :
 Philinte « Et puisque la franchise a pour vous tant d’appas,
 Je vous dirai tout franc que cette maladie,
 Partout où vous allez, donne la comédie.
 Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps, Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens ».
 Cela, loin de ramener Alceste à plus de modération, excite encore sa bile :
 Alceste « Tant mieux, tant mieux, c’est ce que je demande ».
 Philinte « Vous voulez un grand mal à la nature humaine ».
 Alceste « Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine »
 Et il confirme plus loin « je hais tous les hommes ».
 Alceste en arrive désormais à accuser et à haïr toute l’humanité. Personne ne trouve grâce, personne ne mérite d’être épargné, l’Autre n’existe plus à ses yeux, il n’est plus qu’un objet de haine. Enfermé en lui-même, il a oublié que les mots peuvent blesser et parfois même tuer, et que la vieille Emilie les entendrait tout autrement qu’une simple critique de son maquillage.

Comme c’est le cas pour les époux Follavoine, on voit la conversation monter en intensité et tourner à l’aigre au fur et à mesure des échanges : en un premier temps l’intention de Chloé, de Follavoine et d’Alceste n’était pas agressive, ils voulaient seulement parvenir à persuader l’autre de la justesse de leur façon de voir. Mais si l’interlocuteur ne se rend pas rapidement à leur désir ils ne s’entendent plus l’un l’autre et la guerre est bientôt déclarée.

Ainsi Chloé continuait à dire que sa fille était étrange, car tout le monde, sauf elle, aurait été content de voir sa mère s’occuper de ses petits-enfants et faire en sorte qu’elle se repose tranquillement en jouissant du bon air et de la campagne.

Or si cela était en effet vrai pour « tout le monde », ce ne l’était pas pour sa fille car les rapports entre un enfant et sa mère ne sont justement pas ceux de « tout le monde », et qu’il lui faudrait donc – par une bonne dose d’empathie – trouver les mots justes : ce qui comptait, en effet, ce n’était pas ce qu’elle-même disait mais bien ce qu’entendait sa fille.

Mais elle avait beaucoup de mal à accepter l’idée que les mots n’ont pas forcément le même sens pour tous, et que sa fille n’était pas son double.
 Nous utilisons tous, le plus souvent sans en avoir conscience, nos facultés empathiques dans nos relations avec autrui, tantôt en y joignant la sympathie – comme lors des échanges vraiment amicaux – et tantôt seule, que ce soit pour nous protéger, pour être les plus forts ou les plus habiles : nous avons tous besoin de nous identifier à nos adversaires ou à nos amis pour anticiper leur réaction et ne pas être désarçonnés par elle.
 Il suffit de prêter attention au hiatus qu’il y a entre ce que nous disons et ce qu’entend l’autre pour éviter une bonne partie des malheurs que causent les malentendus, les non-dits ou les paroles qui dépassent notre intention.
Enfin, et à l’inverse, un auteur sera ravi si, ayant demandé « Avez-vous lu mon nouveau livre ? » On leur répond : « Bien entendu ! ». 
Or cela n’indique en rien une opinion sur cet ouvrage, mais ce qu’entend l’auteur c’est : « Evidemment ! On ne peut que désirer lire au plus vite un auteur tel que vous ».
 
1- Ce qui à l'époque, signifie "sans aucun doute".

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...Et le pouvoir absolu... corrompt absolument

- Réflexions - Vendredi 17 Février 2023


"Madame gabrielle Rubin étant décédée le 27 décembre 2022, ce texte est publié à titre posthume, selon sa volonté et avec l'accord de sa famille."

... Et le pouvoir absolu... corrompt absolument

Les « Droits de l’Homme » sont des droits naturels, disaient les Constituants, et c’est ce que nous dit aussi Freud dont le texte sur le « Complexe d’Œdipe » indique, à mon sens, que le désir d’un Etat démocratique s’est développé dès que l’évolution nous a permis de comprendre que les sociétés ne sont pas forcément figées.

La lecture de cet article nous apprend que la « Résolution du Complexe d’Œdipe » oblige l’adolescent à accepter et à respecter les lois de sa société, alors que les enfants sont persuadés qu’ils sont tout-puissants. (Ce qui peut être aussi le cas d’un certain nombre d’adultes, car nous risquons à tout moment de régresser vers la mégalomanie.) Cette régression, gênante ou parfois grave dans ses conséquences lorsque c’est l’entourage d’un simple citoyen qui est en cause, devient réellement catastrophique lorsque c’est un chef d’Etat qui est en cause, et on peut en dire autant de n’importe quel pouvoir, qui finit toujours d’autant plus mal qu’il est plus absolu. Les dictateurs, même lorsqu’ils sont élus, le sont généralement dans un contexte de désordres, de misère, et d’humiliations et lorsque les citoyens, exaspérés par les conditions de vie qui sont les leurs, laissent faire ou même accueillent favorablement le nouveau leader, cela est d’autant plus volontiers que celui-ci promet, souvent de bonne foi, toutes sortes de prospérités.
 Mais - très vite ou plus lentement - ce qu’on voit se développer dans une dictature, c’est la suppression des libertés, la corruption, la misère pour les plus faibles, l’opulence pour les favoris du régime et, toujours, la justice bafouée.

Ce schéma est constant : dictatures de droite, dictatures de gauche, dictatures du centre, s’il en existe, aucune n’y échappe car, en dehors d’autres raisons de toutes sortes, une cause psychologique rend inévitable une évolution de ce type.

(Un chef d’Etat « névrotico-normal », est très différent. Pourtant, si une sage constitution n’a pas donné une durée limitée au mandat que le peuple lui confie, nous avons vu, voyons et verrons que la fin du règne de ce chef d’Etat sera, elle aussi, dictatoriale. Elle n’aura pas les mêmes effets désastreux de la fin d’une dictature, mais cette fin sera assez chaotique pour qu’il vaille la peine de réfléchir aux moyens de l’éviter.)

Il faut constamment garder à l’esprit l’idée qu’un chef est aussi un homme comme un autre. Cela semble aller de soi ? Certes, pour la partie adulte de nous-mêmes, mais non pour la partie infantile/ inconsciente qui, peu ou prou, identifie le chef aux parents du premier âge.

Or, et là réside le danger, cet homme, ce chef d’Etat, conserve, comme chacun d’entre nous, enfouis au plus profond de lui- même, des restes de formations infantiles non surmontées et, particulièrement bien refoulées, des pulsions non sublimées - sadomasochistes et voyeuristes-exhibitionnistes - ainsi que des noyaux plus ou moins importants de psychose et de perversion. Tout cela, combiné avec nos traits de caractère et avec notre part névrotique, donne un individu normal, c’est-à-dire dont les pulsions sont contenues par le Moi dans des limites raisonnables. Tout autre est le cas d’un chef d’Etat. On peut supposer sans grand risque d’erreur que tout en étant normal, un homme ou une femme dont l’ambition ne vise à rien de moins qu’à être le chef suprême d’un Etat, contient en lui, à l’état latent, un assez fort noyau mégalomaniaque. Mais ce noyau, contenu de façon satisfaisante en temps normal, risque d’échapper au contrôle du Moi d’un chef d’Etat si son environnement en est par trop différent.

Or, que se passe-t-il après que le pouvoir a été légalement conquis (et a fortiori après un coup d’Etat) ? Tout et tous, autour du chef vont spontanément à la fois le couper de la réalité quotidienne et l’encenser.

On se souvient peut-être de la question posée par Françoise Giroud à Valéry Giscard d’Estaing, candidat au poste suprême : « Pouvez-vous me dire, avait-elle demandé, quel est le prix du ticket de métro ? ». La question fit rire toute la France, car le futur Président de la République était resté coi. La journaliste avait voulu démontrer, et elle y avait parfaitement réussi, combien il était loin des simples citoyens.

Mais est-il extraordinaire qu’un homme politique de haut niveau, celui-là ou un autre, dispose d’une voiture avec chauffeur et ignore le métro ? Devrait-il aussi faire son marché lui-même pour connaître de près le prix du kilo de carottes, ou laver lui-même son linge pour ne rien ignorer de celui des laveries automatiques ? Et mémoriser les milliers de détails qui font notre vie quotidienne ? Ce serait évidemment absurde, car l’exécution de ces tâches l’éloignerait fâcheusement des affaires de l’Etat auxquelles il doit consacrer tout son temps.

Cette anecdote montre bien, cependant, la tension qui se crée en la personne des chefs d’Etat : sujets aux mêmes faiblesses psychiques que les autres hommes, leur fonction les contraint à une vie totalement différente du citoyen ordinaire ; ce mode de vie très à part, très coupé des réalités quotidiennes, qu’ils sont obligés de mener, facilite déjà par lui-même une certaine distorsion dans la perception de la réalité.

Mais un leader est inévitablement entouré de flatteurs, dont certains admirent sincèrement le chef. Nous en sommes tous plus ou moins là, car « Qui se ressemble s’assemble », et il est rare, en effet, que nous choisissions pour amis des personnes qui nous sont systématiquement opposées. La différence, essentielle, vient du fait que ceux qui ne nous aiment pas - indifférents ou ennemis - ont la possibilité de nous le faire savoir, et parfois rudement. Alors que l’entourage du chef d’Etat supprime toute critique s’il s’agit d’un dictateur.

A ces familiers amicaux, il faut ajouter la masse de tous ceux qui ont intérêt à flatter le chef, principal détenteur de la manne dans les démocraties, seul propriétaire réel des biens et des places dans les dictatures.

Il est donc inévitable que se mette en place ce qui va provoquer chez le dictateur la régression infantile d’une partie de sa psyché, car l’environnement qui est le sien est très semblable à celui que met en place la mère de l’enfant qui deviendra plus tard un mégalo ou un pervers. Celle-ci admire sans mesure son rejeton, le flatte exagérément, lui laisse croire - parfois le pousse à croire - qu’il est supérieur à son père, et qu’il pourrait même éventuellement le remplacer auprès d’elle.

Or, pour un petit enfant qui ne dispose que d’un univers mental encore limité, le père représente le monde extérieur tout entier, auquel il va dès lors se croire supérieur. C’est un sentiment normal pour un bébé que de se croire le centre du monde, le seul aimé de sa mère, d’être en somme mégalomaniaque : « His Majesty Baby », disait Freud. Mais il en va tout autrement pour un enfant, et encore bien plus pour un adulte, chez lequel la persistance d’un tel sentiment mène au désastre.

Nous savons qu’en tout chef d’Etat le noyau mégalomaniaque est important quoi que (généralement) contenu ; mais, placé dans un environnement favorable, ce noyau va s’enfler et déborder son contenant : constamment encensé, admiré, disposant d’un grand pouvoir (d’un pouvoir absolu dans les dictatures), il est inévitable que « His Majesty le Leader » régresse et finisse par perdre la notion (adulte) du relatif pour se remettre à croire de plus en plus à sa toute-puissance.

Tous les pays, même les plus démocratiques, connaissent des moments de ce genre, ces actes que nous nommons « Le fait du Prince », que nous acceptons avec réprobation mais sans leur accorder l’importance qu’ils ont pour l’inconscient. En effet, même si le viol de la loi a été minime dans ses conséquences, il y a eu viol, et le chef d’Etat a bafoué le plus sacré de ses devoirs : être le représentant de la loi. Pour un court instant, il s’est conduit comme un dictateur, comme quelqu’un qui fait la loi, et non plus en garant de la loi, à laquelle il doit être soumis comme chacun d’entre nous.

La sagesse, autrefois, avait placé, auprès du Puissant, un Fou chargé de dire quelques vérités à celui auquel on ne les disait jamais. Hélas, le Fou fut remplacé par le Courtisan... et il l’est toujours. Aussi tel monarque se prit-il pour le Soleil, tel autre se crut le Bien-Aimé, d’autres se prirent pour César ou pour Dieu. Les chefs d’Etat ne sont d’ailleurs pas les seuls à courir un tel danger, bien d’autres, à de moindres postes, le sont aussi ; victime de ce que l’on nomme la « grosse tête », tout un chacun peut se retrouver en état de se croire la Huitième Merveille du Monde. Aussi la raison nous demande-t-elle d’établir que la puissance accordée à un leader soit inversement proportionnelle à la durée de son mandat : plus le chef d’Etat gouverne seul et plus son temps de gouvernement doit être court. C’est l’unique possibilité que nous ayons de le préserver, lui, de la régression infantile vers la mégalomanie, et nous, des conséquences de cette régression. (Ecrit d’après le texte de 1989)  

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Cours Primaire et Prix Nobel : même combat

- Réflexions - Vendredi 17 Février 2023


"Madame Gabrielle Rubin étant décédée le 27 décembre 2022, ce texte est publié à titre posthume, selon sa volonté et avec l'accord de sa famille."

Cours Primaire et Prix Nobel : même combat

Les repères et les classements
Ce sont eux qui nous permettent de nous situer dans l’espace et nous disent quelle est notre place dans notre société. C’est dire leur importance, ce que les mots dont nous nous servons pour les désigner confirment : nous disons que nous sommes désorientés, déboussolés, déroutés, ou encore que nous avons perdu le nord lorsque nous nous sommes égarés et que nous ne savons plus comment retrouver la bonne route. Chaque civilisation a ses propres repères, mais ce sont toujours ceux qu’elle s’est choisis qui déterminent les valeurs qui font ce qu’elle est.

Les classements font partie des repères essentiels, puisque ce sont eux qui nous disent quelle est notre juste place par rapport à nos semblables. 
Or, par une bizarrerie inexplicable, on les utilise de moins en moins là où ils sont les plus nécessaires, c’est-à-dire à l’école. C’est pourtant par eux que les parents, les professeurs et les écoliers eux-mêmes apprennent quels sont leurs points forts – ce dont il faut les féliciter – et dans quelles matières ils ont besoin d’être soutenus pour progresser et être à niveau.

Mais, de crainte de stresser les écoliers, on essaye actuellement de les exempter de tout effort1, ce qui part d’un bon sentiment mais qui me fait penser à la fable de La Fontaine, L’ours et l’amateur de jardins, où l’on voit un ours qui, en voulant chasser une mouche inopportune posée sur la tête de son compagnon endormi, l’avait écrasée avec un pavé : sans le savoir et avec les meilleures intentions, il avait ainsi, du même coup, réduit en bouillie la tête de son ami.
Et le fabuliste de conclure :
« Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami, Mieux vaudrait un sage ennemi »

Les méfaits du non-savoir
C’est aussi en croyant bien faire que le redoublement a été quasi supprimé et que certains voudraient encore qu’on réexamine la « stressante » attribution de notes, alors qu’un grand nombre d’élèves arrivent au collège sans maîtriser ni le français ni les fondamentaux scientifiques et mathématiques.
C’est ainsi que certains écoliers transportent leur non-savoir de classe en classe, accroissant les difficultés des professeurs et l’ennui des autres élèves, alors que retravailler des questions déjà partiellement connues permettrait une remise à niveau pour beaucoup d’entre eux.

Tout cela est actuellement considéré comme négligeable, et la seule chose importante à faire semble être que le temps de l’école ait la douceur d’un mol oreiller. 
Peut-on sérieusement penser qu’ils seront ainsi mieux armés pour affronter les difficultés de la vie, ou le dur travail qu’exigent l’apprentissage d’un métier ou les études supérieures ?
 C’est vraiment se priver de la meilleure façon de donner aux écoliers le désir d’apprendre et de réussir en oubliant que, pour eux comme pour les adultes, c’est un grand plaisir que de triompher d’une épreuve, et que plus sa difficulté est importante et plus on est heureux et fier de l’avoir surmontée.
 Cela est d’ailleurs si fortement inscrit en nous que cette réussite nous remplit de satisfaction même lorsqu’elle ne nous apporte aucun gain matériel. Et c’est parce que depuis la nuit des temps les hommes affrontent les épreuves qui jalonnent leur parcours, que leurs efforts vers toujours plus de savoir leur ont permis de progresser et de réussir.
 C’est dès son plus jeune âge (et parfois déjà in utero) que le bébé découvre qu’en parvenant à sucer son pouce par lui-même il n’a plus besoin du bon vouloir de sa mère pour obtenir ce plaisir : c’est son premier pas vers l’autonomie, la première épreuve dont il a triomphé. Cette réussite lui aura aussi fait sentir qu’il est important d’être capable de surmonter les difficultés de la vie2 grâce à son propre courage.
 Ce premier succès rendra plus facile la maîtrise de la marche, puis de la parole et lui permettra plus tard d’apprendre à utiliser de nouveaux objets et de nouveaux concepts, ce qui le rendra libre de ses choix. Cela exige beaucoup de volonté et de travail, et cependant les enfants le font sans rechigner tant ils aiment apprendre : il n’est que de voir l’ardeur qu’ils mettent, déjà tout petits, à trouver la solution des problèmes que leur posent leurs jouets puis, quelques années plus tard, la passion avec laquelle ils restent devant leur console – parfois même au détriment des heures de sommeil – pour constater l’énergie qu’ils emploient pour apprendre à s’en servir toujours plus habilement et la satisfaction que cela leur procure.

Ce que nous cherchons (presque) tous, c’est d’abord d’aller aussi loin que nous le permettent nos capacités mais aussi, une fois cela acquis, que notre savoir en la matière soit reconnu, et c’est pour parvenir à ce but que nous donnons le meilleur de nous-mêmes. Le désir de notre espèce est d’apprendre pour savoir et pour pouvoir ensuite aller plus loin. S’il n’en était pas ainsi nous vivrions encore, vêtus de peaux de bêtes, au fond d’une caverne3. Le marathon en est un exemple : en 2013, à Paris, il y a eu 39 967 coureurs qui ont pris le départ des 42,195 kilomètres d’un parcours que très peu d’entre eux peuvent prétendre gagner. Il y a donc eu au moins 39 950 sportifs qui ont pris part à une course particulièrement dure alors qu’ils savaient qu’ils ne la gagneraient pas.
Leur récompense était de s’être prouvé à eux-mêmes leur courage, et d’être reconnus – par leur entourage et les autres coureurs – comme ayant surmonté une épreuve difficile. Mais nous avons aussi des repères plus psychiques, comme par exemple les rituels de passage, qui marquent les changements sociaux, et dont l’un des plus importants signale l’entrée dans l’âge adulte. Il est douloureux et parfois même dangereux dans certaines cultures mais tous les jeunes s’y soumettent, avec un peu de crainte mais beaucoup de fierté, car c’est après en avoir triomphé qu’ils seront considérés comme des adultes, responsables d’eux-mêmes et capables d’aider leurs cadets à s’épanouir à leur tour.

Les Rituels de Passage
Dans nos contrées ces rituels de passage s’appuient sur des épreuves intellectuelles : le Brevet et le Baccalauréat, auxquels prépare l’Ecole.
 Or, comme les adultes, les jeunes adorent la compétition, qu’il s’agisse du sport, de leur place dans la bande des copains, et même à l’école, quand ils ne sont plus en classe mais dans la cour de récréation.

Un de leurs jeux favoris est de pousser leurs camarades – et eux- mêmes – aux pires exploits : « t’es cap ou t’es pas cap ! », et les voilà prêts à affronter toutes les difficultés, et parfois même à se mettre en danger : ne pas utiliser ce goût pour les inciter à faire des efforts pour être les meilleurs à l’école aussi, c’est se priver d’un moyen très efficace.

N’ayant aucune compétence sur les matières à enseigner, ni sur la façon dont il faut le faire, je me borne à parler des affects qui concernent les rapports des écoliers avec leur école. Et comme j’ose penser que tout n’est pas à jeter dans les pratiques d’autrefois, je vais dire comment on y reconnaissait leurs efforts : c’était par la Distribution des Prix, une cérémonie au cours de laquelle l’Ecole Républicaine récompensait le travail qu’avaient fourni les meilleurs élèves durant toute l’année scolaire.
Au collège, rapporte Gérard, nous avions chaque mois des compositions dans chaque matière dont la note était transcrite sur un bulletin qui était lu par le Directeur devant toute la classe, puis envoyé aux parents. A la fin de l’année, un bon livret nous permettait de passer dans la classe supérieure et d’être cités à la Distribution des Prix.

C’était une cérémonie très attendue qui se déroulait à la fin de l’année scolaire : devant tous les professeurs et tous les parents assemblés, Monsieur le Maire faisait un discours, la fanfare jouait l’Hymne National et les pompiers faisaient entendre leurs sonneries. Sur l’estrade, entourant le Maire, étaient assis les membres du Conseil Municipal, les autorités et les professeurs, dont plusieurs faisaient ensuite une allocution.

Enfin venait le palmarès : on lisait alors le nom de chaque élève qui avait mérité un – ou plusieurs – prix : français, grammaire, mathématiques, histoire, etc., chaque prix étant récompensé par un livre qu’il montait chercher à la tribune.
Le prix obtenu auréolait de gloire les élèves ainsi distingués, et faisait la fierté de leur famille, ce qui les incitait à persévérer. Marseillaise, fanfare, discours, récompenses, tout cela nous semble bien désuet et même parfaitement ridicule.

Mais alors c’est l’humanité entière qui est désuète et ridicule, car tous ceux qui désirent être reconnus pour leurs capacités se conforment à ce même modèle, qu’ils ne trouvent ni ridicule ni désuet4.

Les prix et les médailles
Nos athlètes sont heureux et fiers de gagner des médailles aux Jeux Olympiques et, par identification avec eux, nous aussi sommes heureux des récompenses qui reconnaissent notre valeur collective.
Les galons qui ornent les uniformes des militaires, tout comme les rubans et rosettes le font à la boutonnière des civils, disent qu’on reconnaît leur valeur, et nos auteurs se sentent reconnus lorsqu’ils reçoivent le Prix Goncourt, le Prix Interallié ou le Prix Femina, sans compter beaucoup d’autres Prix, moins prestigieux, mais qui ont la même finalité.

Comme pour les écoliers, le fait d’avoir été reconnu donne lieu à des cérémonies et à des réjouissances, et parfois à des compte-rendus dans les médias.
 A l’acmé, le Prix Nobel, et la reconnaissance mondiale qu’il suscite. Ce n’est alors pas – comme l’était la Distribution des Prix de nos écoles – le maire qui remet les prix devant un parterre de parents et d’amis, ni une fanfare qui en souligne l’importance, ni de modestes agapes qui terminent la journée, mais une cérémonie impressionnante, au protocole immuable : dans la plus grande salle de la mairie, les lauréats reçoivent leur prix des mains du roi de Suède devant plus de mille invités triés sur le volet, tandis que des sonneries de trompettes retentissent. Le soir, un grand banquet sera donné en leur honneur, la presse mondiale leur tressera des couronnes et tout leur pays sera fier d’eux.
On voit qu’à quelques détails près, notre Distribution des Prix et la prestigieuse remise des Prix Nobel se ressemblent trait pour trait : s’il y a une différence d’échelle entre elles, la finalité en est la même.
Mais « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire » et, que nous soyons des enfants ou des adultes, si nous désirons tous être reconnus lorsque nous avons surmonté une épreuve, encore faut-il qu’elle ait été particulièrement difficile pour susciter l’admiration, – de nos amis ou du monde entier suivant les cas – pour nous rendre fiers de nous-mêmes.

1- Je ne parle évidemment pas ici de ceux qui ne peuvent pas fournir l’effort qui leur est demandé pour obtenir la moyenne. Pour eux, il est normal de prévoir une aide de mise à niveau, comme l’Ecole le fait d’ailleurs déjà.
2- La tétine donne au bébé la satisfaction du suçotement, mais elle ne lui apprend pas le plus important : que c’est grâce à ses propres efforts qu’il a conquis ce plaisir.
3- Cette passion a malheureusement une face sombre, très sombre : celle qu’elle revêt quand on utilise son savoir non pour faire progresser ses connaissances mais dans le but de détruire l’autre. La guerre, l’esclavage, le crime en sont des exemples mais, pour désastreux qu’ils soient, ils ne sont le fait que d’une petite minorité.
4- Et l’on en voit même qui, ne pouvant y parvenir par leurs qualités, utilisent leurs vices et commettent des crimes spectaculaires pour forcer l’attention des médias.


© Gabrielle Rubin - Tous droits réservés

       
       
 
 

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