Comment réparer une faute qu'on n'a pas commise ?
- Réflexions
Dimanche 19 Février 2023
"Madame Gabrielle Rubin étant décédée le 27 décembre 2022, ce texte est publié à titre posthume, selon sa volonté et avec l'accord de sa famille."
Comment réparer une faute qu’on n’a pas commise ?
Le sentiment qu’on a de sa propre culpabilité est l’un des plus destructeurs et des plus accablants que l’on puisse éprouver. Mais si celui qui nuit, lèse ou fait souffrir autrui, est considéré comme responsable de son acte et, s’il est sain d’esprit, il sera jugé. Puis, quand il aura payé sa dette à la société, il redeviendra un citoyen comme les autres.
Or nombreux sont ceux qui se sentent coupables sans savoir pourquoi ou, se méprenant, citent une raison qui n’est pas la bonne et leurs efforts pour s’en débarrasser restent évidemment sans effets.
C’est que leur sentiment de culpabilité ne vient pas sanctionner une faute réelle mais un fantasme, un péché imaginaire sur lequel la réalité n’a pas de prise.
Comment en effet réparer une faute qu’on n’a pas commise ? J’ai souvent cité le cas des enfants abusés. Ils ne sont en rien responsables de ce qui leur est arrivé, mais ce sont pourtant eux qui se sentent sales, méprisables, avilis. Avec une image d’eux- mêmes aussi déplorable, comment pourraient-ils s’épanouir ? Alors que leurs tortionnaires se portent très bien et ne se sentent aucunement coupables.
Il y a un échange de rôles et c’est la victime qui porte le lourd – le très lourd – fardeau de la culpabilité.
Se pardonner en sacrifiant une partie de soi
Le cas de l’acteur Richard Berry est bien connu, puisqu’il l’a lui- même publiquement exposé lors d’une interview.
Il y explique combien sa vie a été perturbée par un sentiment de culpabilité que seul le don d’un de ses organes essentiels est parvenu à calmer.
Cette culpabilité avait pour origine la maladie génétique dont souffrait sa jeune sœur : durant toute son enfance, expliqua-t- il, lui avait eu le droit de sortir et de s’amuser alors qu’elle ne le pouvait pas. Ensuite, lorsqu’il fut devenu grand, il avait pu travailler, gagner sa vie, devenir célèbre même, mais pas elle.
« Toute ma vie j’ai essayé de réparer en donnant. Tout le temps. Mais ça n’a pas suffi à me déculpabiliser. Ce n’était pas assez, il a fallu que je lui donne une partie de moi ».
De quoi donc était-il coupable ? Lui avait-il fait du mal ? Était-il le responsable de sa maladie ? La lui avait-il inoculée ? Evidemment non, et poser ces questions suffisent à montrer que Richard souffrait – et combien – d’une culpabilité purement imaginaire.
Je pense qu’il avait créé l’étrange fantasme qu’il n’y avait qu’une seule santé pour eux deux, et puisque la sienne était excellente c’était forcément parce qu’il en avait dépossédé sa sœur.
C’est donc déjà durant leur enfance qu’il s’était beaucoup occupé d’elle, restant près d’elle, la protégeant, remplaçant ainsi leurs parents qui étaient souvent absents à cause de leur travail. C’était un enfant hyperactif et extrêmement curieux de tout. Il en donne comme exemple le fait qu’il ouvrait ses jouets pour voir comment c’était fait à l’intérieur, et dit que c’était cette même curiosité qui l’avait conduit plus tard à faire vingt ans de psychanalyse pour « regarder à l’intérieur de moi pour voir ce qu’il y avait ».
Certes, mais je pense pouvoir ajouter que s’il cherchait à savoir comment fonctionnaient ses jouets c’était aussi pour comprendre ce qui s’était détraqué chez sa sœur et arriver peut-être enfin à la réparer.
Devenu adulte, il avait d’abord cru que le scénario dans lequel il racontait l’histoire d’un homme qui portait la culpabilité de la mort de son frère parce qu’il n’avait pas pu le sauver quand ils étaient enfants, était de pure fiction avant de s’apercevoir qu’en fait c’était sa propre histoire qu’il décrivait.
C’est qu’entre-temps il avait ouvert « la boîte noire » de son inconscient et il avait compris que : « j’avais raconté ma culpabilité par rapport à ma sœur malade ».
Mais même repérée, même exprimée, sa culpabilité était quand même toujours là, indéracinable.
Sa mère avait sauvé sa sœur durant son enfance en lui donnant un de ses reins mais, trente-trois ans plus tard, son organisme l’avait rejeté, ce qui signifiait qu’elle était de nouveau en danger de mort. Si lui-même et son frère s’étaient proposés comme donneurs, lui seul était compatible et ce serait donc lui qui devrait sacrifier un de ses reins pour qu’elle vive, ce qu’il avait aussitôt accepté. Entre cette découverte et son opération il y avait eu deux années d’attente terriblement éprouvantes, deux années où il avait subi quantité d’examens médicaux destinés à contrôler sa santé et chaque fois le verdict avait été : oui, il était en excellente santé.
Il savait donc qu’il serait en parfait état en se rendant à la salle d’opération, mais il n’en serait plus de même lorsqu’il en serait ressorti.
Il décrit alors quels ont été ses sentiments, ses peurs, ses révoltes et ses espoirs durant ces deux années.
Au journaliste qui lui demandait si, depuis qu’il avait donné un de ses reins, sa culpabilité avait disparu, il avait répondu « Oui, c’est fini. J’ai fait ce que j’avais à faire. On est à égalité », avant d’ajouter qu’il n’aurait pas pu vivre avec lui-même s’il n’avait pas fait ce don. Nous savons qu’il n’était pourtant en rien coupable et qu’avant d’avoir accepté ce sacrifice Richard Berry avait montré un amour fraternel, un courage et un sens du devoir exceptionnels.
Il aurait donc pu, à juste titre et sans forfanterie, se sentir fier de ce qu’il avait fait jusque-là mais c’était sans compter avec sa culpabilité qui venait tout minimiser et qu’il ne trouvait donc pas à la mesure de sa faute.
Il fallait qu’il puisse dire « On est à égalité » c’est-à-dire nous avons désormais le même problème, le même handicap : j’avais la santé et toi la maladie, ce qui est injuste. Maintenant nous sommes semblables.
La culpabilité d’être nés
Richard se sentait coupable de posséder une chose très précieuse (la santé) dont sa sœur était privée.
Mais il y en a beaucoup d’autres qui se sentent tout simplement coupables d’exister.
Ce sont généralement les enfants non désirés et/ou peu aimés, et qui ignorent la cause de leur mal-être ou de leurs échecs. Or il faut, pour qu’ils puissent sortir de leur malheur, qu’ils découvrent cette cause, puis qu’ils la reconnaissent comme n’étant pas la leur. C’était le cas pour Marie-Claude, une femme d’une cinquantaine d’années qui, disait-elle, venait me voir en dernier recours et sans grand espoir car, quoi qu’elle fasse, tout finissait par mal tourner. Elle avait été mariée mais avait divorcé pour des raisons qui lui semblaient maintenant futiles. Elle pensait aussi avoir été une bonne mère pour ses enfants, mais elle ne les voyait presque plus depuis ces dernières années.
Sur ma demande, elle m’avait répondu que ce n’était pas à la suite de disputes, mais que ça s’était fait comme ça, peu à peu et sans raison précise. De toute façon quel exemple avait-elle à leur offrir ? Une image bien peu valorisante.
Elle avait autrefois travaillé convenablement, puis avec de moins en moins de plaisir et d’intérêt, si bien que lorsqu’on lui avait proposé des indemnités pour faciliter son départ elle avait accepté. Elle avait pensé que cela lui permettrait de réfléchir et de faire le point sur sa vie pour enfin repartir du bon pied. Mais cela ne s’était pas produit et, son pécule diminuant, elle avait été obligée de retourner vivre chez sa mère. Cette cohabitation lui pesait car elles ne s’entendaient pas, et elle ne se sentait bien que lorsque celle-ci partait en vacances ce qui, heureusement, était assez fréquent.
La thérapie se déroulait normalement même si les progrès étaient modestes, jusqu’au moment où le suicide de son père vint tout bouleverser. Il était parti vivre à l’étranger après son divorce et elle ne le voyait plus depuis des années. Mais peu importe c’était de sa faute s’il s’était suicidé.
C’est en pleurant qu’elle m’avait expliqué que ses parents s’étaient mariés très jeunes parce qu’ils y avaient été obligés à cause d’elle : dans une famille et un village de pêcheurs on ne plaisantait pas à cette époque-là avec la virginité des filles et la seule solution, pour éviter le déshonneur, c’était un mariage rapide.
Mais ils étaient jeunes, bien trop jeunes pour avoir un enfant, et ils avaient fini par divorcer. C’était donc elle qui était la responsable de l’échec de leur mariage, à cause d’elle que son père était parti refaire sa vie au loin et que sa mère s’était remariée et était allée s’installer à l’autre bout de la France, en la confiant à sa grand-mère.
Et puisque c’était à cause d’elle que ses parents s’étaient séparés, elle était également responsable du suicide de son père : s’il était resté au pays, parmi les siens, il ne l’aurait jamais fait. Tout lui était bon pour se sentir coupable.
J’avais plusieurs fois essayé de lui montrer que ce n’était pas elle qui avait décidé de naître et qu’elle n’était donc pour rien ni dans le divorce de ses parents, ni dans le suicide de son père, ni dans le fait que sa mère l’ait laissée à la garde de sa grand-mère lors de son remariage, rien n’y faisait et cet abandon lui apparaissait comme un juste châtiment.
Tout en refusant de changer d’avis au sujet de cette culpabilité imaginaire, Marie-Claude continuait cependant à venir régulièrement à ses séances, alors que je commençais moi-même à me demander si mon travail était vraiment utile. Nous avons cependant poursuivi la thérapie, en espérant qu’elle continuerait à agir secrètement.
Et s’est ce qui s’était finalement produit.
Elle était un jour arrivée détendue à sa séance – elle qui ne l’avait jamais été – et elle s’était écriée, en brandissant un carnet : « Regardez ce que j’ai trouvé dans un tiroir du secrétaire de ma mère, c’est notre livret de famille !
Et savez-vous ce que j’ai découvert ? C’est que je suis née plus d’un an après leur mariage ! »
Elle se demanda longuement ensuite comment il se faisait que tout en ayant très souvent utilisé ce livret lors de démarches administratives elle ne s’en était pas rendu compte plus tôt et pourquoi elle avait continué à penser que c’était sa naissance qui était la cause de leur mariage et donc de leur divorce.
Cette découverte avait eu un effet bénéfique car elle s’était enfin autorisée à se débarrasser de cette partie-là de sa culpabilité. Mais on ne s’en délivre pas aussi facilement et si elle avait accepté l’idée qu’elle n’était pas responsable de leur mariage hâtif, elle restait quand même persuadée que sans elle ils auraient continué à être des amoureux au lieu de devoir être des parents.
Ce fantasme-là fut plus difficile encore à maîtriser car s’il était évident que ce n’était pas sa naissance qui avait détruit leur mariage, elle se souvenait avoir entendu sa mère dire que si sa fille vivait avec sa grand-mère c’était parce que son mari l’exigeait et qu’elle ne voulait pas gâcher ce mariage-là aussi.
Nous avons donc continué notre travail et Marie-Claude avait peu à peu retrouvé un certain plaisir de vivre. Elle avait vu ses enfants plus souvent et s’impliquait désormais dans un travail qui lui plaisait.
Elle avait aussi exprimé ses regrets à son mari et leurs rapports étaient devenus amicaux.
Tout allait donc mieux, mais une grande partie de sa vie avait été abîmée par son fantasme de culpabilité et, comme elle me l’avait dit en me quittant : « Nous avons fait du bon travail, mais j’ai gâché les meilleures années de ma vie et cela est irrémédiable car le temps perdu est perdu ».
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