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L'amour et la sécurité

L'amour et la sécurité

- Réflexions

Vendredi 17 Février 2023

"Madame Gabrielle Rubin étant décédée le 27 décembre 2022, ce texte est publié à titre posthume, selon sa volonté et avec l'accord de sa famille."

L’amour et la sécurité

Léa est une charmante jeune femme qui semble avoir tout pour être heureuse : une bonne santé, un mari aimant, deux fils qui grandissent sans problèmes et pas de soucis d’argent. Qu’était-ce donc qui l’avait poussée à venir entreprendre un travail psychanalytique ?

Elle m’expliqua que c’était l’espoir de se débarrasser de ses incessantes crises d’angoisse que ni les médicaments ni une précédente thérapie n’avaient soulagées.
 La plus fréquente de ses angoisses était la découverte d’un cancer inguérissable et elle lisait alors, entre terreur et désir de savoir, les magazines et les romans qui parlaient de la terrible maladie.

Une autre angoisse effrayante était la mort d’un de ses fils ou de son mari, et elle avait ajouté que cela c’était normal puisque tout le monde a peur de la mort d’un être cher.
 Sur ma demande, elle m’avait dit que sa famille était très réduite, puisqu’elle était fille unique et qu’elle avait perdu son père ; elle avait deux ou trois ans lorsqu’on avait découvert la maladie qui finirait par l’emporter et elle en avait sept quand il était parti. Elle et sa mère s’entendaient bien et leurs relations étaient affectueuses mais ce n’était évidemment pas la même chose que le sentiment qui la liait à son père.

Mais quand je lui avais dit que là était le nœud de ses angoisses, elle avait vivement protesté, disant qu’elle en avait assez d’entendre sempiternellement le même discours : elle avait déjà parlé et parlé de son chagrin, du fait que sept ans est un âge où un enfant est particulièrement vulnérable et de son incapacité à faire le travail du deuil durant sa précédente thérapie. Tout cela n’avait servi à rien.

La seule chose qui la consolait un peu était de savoir que son père veillait sur elle du lieu où il se trouvait, elle en était sûre et c’était cela qui la poussait à essayer de se débarrasser de ses angoisses plutôt que d’attendre passivement de le rejoindre.

Elle avait ensuite dit que son père était tout pour elle. Elle aimait son mari, elle adorait ses enfants, elle était très attachée à ses nombreux amis, mais cela ne l’aidait pas : tant qu’il était en vie ils avaient passé presque tout leur temps ensemble. Il lui disait qu’elle était son rayon de soleil et cela elle ne le retrouverait jamais.

Que signifie la mort pour une aussi jeune enfant ? C’est difficile de le savoir mais ce qui est sûr c’est que découvrir que son père ne sera bientôt plus là est très anxiogène et provoque un sentiment d’insécurité permanent.

C’est à ce moment que j’ai commencé à comprendre la raison inconsciente des angoisses avec lesquelles elle gâchait sa vie et, du coup, également celle des siens, mais sans pouvoir lui en parler sous peine de la voir fuir en pensant que ce nouvel analyste était encore pire que le précédent.

Devenir orpheline à sept ans est certainement une chose terrible, mais c’est une douleur semblable à celle que ressentent tous ceux qui perdent un être cher. Or dans la majorité des cas les survivants parviennent à faire le travail de deuil, et c’était parce qu’elle se blâmait (inconsciemment) d’accuser son père de l’avoir abandonnée que Léa n’y parvenait pas : la culpabilité que ce reproche engendrait en elle contrait son désir de progresser.
 Il fallut longtemps pour qu’elle accepte l’idée qu’elle n’était pas un monstre, mais que le climat d’insécurité que lui avait imposé – bien malgré lui – son père avait inévitablement provoqué un ressentiment qu’elle trouvait injuste, qui lui faisait horreur et qu’elle avait donc refoulé.

Si les deux parents donnent à l’enfant autant d’amour l’un que l’autre, il n’est pas tout à fait de la même nature. Léa, qui avait déjà l’amour de sa mère, recevait également un amour du même type de la part de son père, ce qui ne comblait pas son besoin de sécurité. L’amour maternel est sans limites et, dans la plupart des cas, dès qu’elle a accouché, la maman est en extase devant son bébé qu’elle trouve le plus beau du monde. Ce qui les relie est un lien d’autant plus fort qu’aux neuf mois de grossesse – où ils n’étaient qu’un – vient s’ajouter un temps équivalent durant lequel le bébé n’a pas encore conscience qu’ils sont séparés, épisode qui se conclut après la dépression du huitième mois. Mais il reste toujours quelque chose de cet amour sans limites et s’il devient peu à peu plus « raisonnable » la mère a toujours des difficultés à imposer des limites rigides. Même devenus adultes, nous gardons de cet amour un sentiment inconscient d’impunité. C’est l’intervention du père qui, en réduisant ce sentiment, rend possible notre autonomisation puisque le rôle de l’amour paternel est justement d’apprendre à son enfant à internaliser et donc à respecter, sans trop d’efforts, les limites.

C’est une des raisons qui rend indispensable la présence de deux adultes différents pour élever un enfant et le mettre à l’abri de cette cause de trouble majeur qu’est l’indifférenciation en répondant à la question : « Qui est qui ? Et qui fait quoi ? ».

C’est un travail fondamental car ce sont ces limites, d’abord exigées par son père, ensuite internalisées par l’enfant, qui sont les garantes de sa sécurité et, plus tard, de celle de l’adulte. 
Et que l’on qualifie spontanément d’optimistes heureux ou d’éternels pessimistes ne le sont pas par hasard, ils ne font que traduire le sentiment d’insécurité ou de paix que, sans le savoir, ils doivent à leur enfance.

Je précise qu’il s’agit d’archétypes et qu’il y a des mères admirables qui arrivent à gérer seules leur famille. Mais il y a aussi, et majoritairement, des familles monoparentales (quelle qu’en soit la raison : un père divorcé qui néglige ses enfants, ou qui est présent mais seulement pour les questions matérielles, ou même qui n’a jamais reconnu sa progéniture) dans laquelle la mère essaye d’assumer l’impossible tâche d’être à la fois la mère et le père de famille. Elle le fait avec courage, mais le résultat n’est pas à la hauteur de son sacrifice.

Pour préciser le rôle symbolique du père, imaginons par exemple une famille pique-niquant au bord d’une rivière. Le père dira à l’enfant « Tu peux aller jouer jusque-là, mais pas plus loin ». Il est clair, dans ce cas, que c’est la limite imposée qui est la sauvegarde de l’enfant. Il est évident que la mère aussi peut imposer des limites mais elle prendra alors un rôle de père, tout comme le père de Léa avait pris auprès de sa fille un rôle plutôt maternel. Autre genre d’exemple : l’enfant est à la crèche, il joue avec un congénère, mais dans l’excitation du jeu l’enfant se contrôle moins et il pourrait devenir violent. Là encore, c’est la limite qui y est mise qui protège l’enfant – comme elle protège l’adulte – car faute de limite, il finira par faire mal à son partenaire et, si la limite à ne pas dépasser n’est pas de nouveau affirmée jusqu’à ce qu’il l’accepte, il perdra tous ses amis.
 Or, être entouré d’amis qui nous apprécient et nous aiment demeure, quel que soit notre âge, absolument essentiel.


Un autre exemple que nous avons sous les yeux est celui de l’école, où de plus en plus de jeunes ignorent jusqu’à l’existence des limites.

Or c’est un lieu d’une extrême importance car c’est là que les enfants, qui ont (devraient avoir) déjà accepté de respecter les limites familiales, vont maintenant apprendre celles qu’on doit respecter pour se sentir bien dans sa société et ne pas risquer de tomber dans l’illégalité.
 Et nous voilà revenus à la responsabilité du père, puisqu’il est le garant de la loi.
 Les lois changent, puisque les limites à respecter sont différentes suivant le continent, le pays ou la société à laquelle on appartient : ce qui est indispensable, ce n’est pas telle ou telle limite en elle-même, c’est de respecter les limites qui sont adaptées à la société dans laquelle on vit. 
Or, depuis que nous avons souvent remplacé l’amour par le sexe et la sécurité par le principe de précaution, le sentiment que nous avions d’être, au moins un peu, en sécurité s’est encore amenuisé parce que le sexe seul est incapable de donner cette part de sécurité qu’apporte un véritable amour, où on est deux pour affronter ensemble les aléas de la vie, où on trouve toujours l’autre pour nous écouter et nous aider si nécessaire : un autre qui est toujours là pour nous.


C’est un genre d’amour qui renvoie à l’amour maternel, qui est indispensable et qui apporte beaucoup, mais qui n’est pas suffisant.
 Le principe de précaution, quant à lui, détruit ce que l’on a reçu du père, et de la mère lorsqu’elle assume un rôle paternel : que l’enfant l’ait internalisé, c’est-à-dire qu’il puisse choisir librement de respecter les limites et compris leur importance.
 Le principe de précaution nous décharge en effet du travail de pensée qui nous permet de juger de la qualité des limites, de leur pertinence, du lieu où elles se situent et jusqu’où on peut aller sans se mettre en danger.
 Sans nier la nécessité de certaines précautions imposées par le législateur, il n’en reste pas moins que s’il se charge de tout il ne reste plus de place pour notre propre décision, qui devient inutile puisque c’est la bonne mère État qui décide pour nous.
 Et si cela nous interdit de réfléchir avant de prendre une décision, cela sape aussi la confiance en nous que donne le fait d’être responsable de notre sécurité et de celle de nos proches.
 Et Léa ? Elle n’avait ni plus ni moins de raisons que les autres de se sentir perpétuellement menacée par le malheur, mais elle avait un sentiment permanent d’insécurité qui la torturait. Car c’est bien d’un sentiment qu’il s’agit ou, si l’on veut d’un fantasme, – mais combien puissant – et non d’une réalité.
 En le traduisant en mots Léa l’avait transféré de l’Inconscient dans le Conscient. Autrement dit, lorsqu’elle se sentait envahie par l’angoisse elle pouvait désormais la maîtriser avec les outils de la raison.

© Gabrielle Rubin - Tous droits réservés
       
 
 

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