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La bouche, l'oreille et l'empathie

La bouche, l'oreille et l'empathie

- Réflexions

Vendredi 17 Février 2023

"Madame Gabrielle Rubin étant décédée le 27 décembre 2022, ce texte est publié à titre posthume, selon sa volonté et avec l'accord de sa famille."

La bouche, l’oreille et l’empathie

Nos mots nous l’apprennent et nous le répètent, mais nous ne leur prêtons pas attention : nous disons un « malentendu » pour expliquer un désaccord qui n’a pas lieu d’être, et nous parlons de la « mésentente », qui sépare un couple qui pourtant s’aime encore. On dit aussi avec regret « qu’ils n’arrivent pas à s’entendre » ou encore qu’entre eux c’est un « dialogue de sourds », de même que nous pensons d’une personne qui ne se rend pas à nos arguments qu’elle fait « la sourde oreille ».

Tous ces mots nous disent que lorsque nous nous adressons à quelqu’un nous devons certes prendre en compte ce que dit notre bouche mais aussi ce qu’entend l’oreille de notre interlocuteur, car c’est de cette différence que naissent la plupart des disputes, des ruptures amicales ou amoureuses, des rancœurs et même des violences entre les groupes.

Et c’est là qu’intervient une troisième composante, l’empathie, qui est « la faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent ». C’est une faculté que nous possédons tous, mais à un degré plus ou moins élevé suivant notre caractère et suivant le moment.

Il n’est pas rare qu’on pense que l’empathie entraîne forcément la sympathie, (qui est la capacité de partager le chagrin d’une autre personne) alors qu’il n’en est rien et que nous pouvons nous identifier à « un autre » même s’il est notre pire ennemi, comme le savent bien les espions ou les profileurs. 
Mais il peut aussi arriver que nous nous trouvions soudainement dépourvus d’empathie au moment où nous en aurions le plus besoin.

Chloé était une femme d’une cinquantaine d’années, intéressante et efficace dans sa profession, grâce à laquelle elle gagnait confortablement sa vie. Elle m’apprit qu’elle avait déjà essayé d’autres formes de thérapie, mais qu’elles ne lui avaient apporté ni les réponses ni l’apaisement qu’elle en attendait.

Je n’évoquerai ici que ce qui concerne son problème de communication, dont elle n’était d’ailleurs absolument pas consciente. 
Entremêlées avec ses souvenirs d’enfance, elle me rapportait ses disputes avec sa fille unique qu’elle adorait mais qui lui causait beaucoup de chagrin.

Elle faisait tout ce qui était en son pouvoir pour lui offrir les choses qu’elle aimait, elle lui avait prêté main forte lors de son récent divorce, elle était toujours là pour elle et s’occupait beaucoup de ses deux petits-enfants, qu’elle adorait eux aussi.

Bref, elle faisait tout son possible pour lui venir en aide. Tout se passait bien entre elles pendant un temps et puis, sans aucune raison, le ton de sa fille changeait, elle lui répondait avec froideur et agacement et même, de plus en plus souvent, par des refus exaspérés.

Qu’arrivait-il donc à sa fille qu’elle aimait pourtant par-dessus tout ? 
Je lui avais alors demandé de me rapporter de la façon la plus exacte possible quelques épisodes qui avaient suscité l’irritation de sa fille, ce qu’elle avait fait avec précision.
 « Il y en a eu un qui m’a vraiment blessée car il a été très violent : ma petite-fille a un problème de santé qui n’est heureusement pas grave mais qui demande un suivi médical. Il faut amener l’enfant à l’hôpital tous les trois mois pour que le spécialiste puisse décider de la suite du traitement.
Ma fille travaille beaucoup, et c’est dur de devoir s’occuper de deux jeunes enfants avec parfois un seul salaire, les mois où leur père ‘oublie’ de payer leur pension. Elle a une femme de ménage deux fois par semaine, mais il lui reste quantité de choses à faire quand elle rentre enfin chez elle.
Cette fois-là, elle avait oublié le rendez-vous médical de sa fille, et lorsque j’ai téléphoné pour lui demander ce qu’avait dit le docteur, elle m’a répondu qu’elle ne l’avait pas vu.
 J’ai aussitôt téléphoné à l’hôpital et réussi à obtenir rapidement un autre rendez-vous, auquel je suis allée avec l’enfant.
J’avais ensuite téléphoné à ma fille pour lui dire que tout allait bien et que le médecin confirmait l’efficacité des soins et les progrès de la petite. »

 Mais au lieu de la remercier comme elle s’y attendait, sa fille était entrée en fureur, lui intimant de s’occuper de ce qui la regardait avant de lui raccrocher au nez.

Je lui ai alors demandé si elle pouvait me redire exactement la phrase qu’elle-même avait prononcée.
 «Vous pensez bien que oui : après lui avoir fait le compte-rendu de la visite à l’hôpital je lui ai dit : Tu avais encore oublié le rendez-vous de Juliette, mais ce n’est pas grave, j’y suis allée et le docteur a dit que tout va bien ».

C’est à ce moment-là que toutes les deux étaient devenues incapables d’empathie et qu’un mot malencontreux « encore » était venu tout gâcher.
 Sa fille l’avait en effet entendu (compris) comme un reproche qui l’accusait d’oublier souvent ce devoir essentiel, ce qui sous-entendait qu’elle n’était pas une bonne mère, et elle en avait été piquée au vif.
 Autrement dit, tandis que par sa phrase Chloé pensait dire à sa fille qu’elle était à ses côtés, celle-ci avait entendu quelque chose comme : « Je dois m’occuper de la santé de ta fille puisque toi tu ne t’en préoccupes pas ».

Autre exemple de la même patiente : Chloé avait une maison avec un beau jardin à une centaine de kilomètres de Paris. Elle avait donc invité sa fille et ses petits-enfants à venir y passer le week- end de Pâques.

Les enfants adoraient cela, et c’est donc joyeusement que tous trois s’y étaient rendus.
 Il y avait eu force embrassades et cris de joie jusqu’à ce que ma patiente, croyant avoir bien fait, avait annoncé à sa fille qu’elle n’aurait à s’occuper de rien et qu’elle pourrait se reposer : elle-même avait pourvu à tout, composé les six menus, acheté les victuailles nécessaires au marché du village pour qu’elles soient bien fraîches et fait les desserts que les enfants aimaient particulièrement.

Or, non seulement sa fille ne l’avait pas remerciée chaleureusement mais, sans rien dire, elle avait pris sa tête des mauvais jours.
 Le repas s’était passé correctement et les enfants avaient mangé avec plaisir les plats que leur grand-mère leur avait préparés. A la fin du repas, ma patiente leur avait annoncé qu’un cirque itinérant s’était installé au village et qu’elle avait pris les billets pour la séance de 16 heures.

J’ai vu ma patiente complètement désemparée et les larmes aux yeux à ce souvenir : sa fille s’était levée et, sans dire un mot, elle était montée à l’étage où se trouvaient leurs chambres. Elle avait fait ses valises, les avait descendues et, malgré les protestations de ses enfants, elle avait fourré le tout dans sa voiture et elle était partie. 
J’ai essayé de dire à Chloé que sa fille aurait peut-être aimé aller elle-même faire les emplettes au marché, ce qui lui aurait permis de préparer pour eux tous un plat ou un gâteau qu’elle réussissait particulièrement bien.

Autrement dit, de montrer qu’elle aussi se préoccupait du bien-être de sa famille, ce qui était – comme nous le savions – un point sensible chez elle. 
Mais Chloé, à son tour, ne voulait rien « entendre ».

Evidemment j’ignorais si j’avais vu juste, mais je commençais à en savoir assez sur leurs rapports pour deviner que, sans le vouloir ni le savoir, elle empêchait sa fille de prouver qu’elle aussi avait des qualités, qu’elle aussi « savait faire », ce qui la faisait se sentir définitivement écrasée par la perfection de sa mère.

Par son souci de lui permettre de se reposer, Chloé croyait lui avoir montré son amour, mais sa fille avait « entendu » autre chose.

Les hommes de théâtre ont souvent utilisé l’impossibilité de s’entendre, qui nous ferait croire que deux personnages n’échangent plus dans la même langue : les mots qu’ils prononcent ont pourtant la même définition dans le dictionnaire, chaque phrase est correctement construite et a un sens compréhensible... mais qui est perçu différemment par chaque interlocuteur.

C’est un moment bizarre, un temps où ce que dit la bouche de l’un arrive si déformé aux oreilles de l’autre, qu’il faudrait un traducteur pour qu’ils se comprennent.
 Feydeau s’en sert constamment : dans On purge bébé, par exemple, les époux Follavoine ont des doutes sur l’orthographe du mot « Hébrides ». Leur fils désirant savoir ce que sont les Hébrides ils se mettent, en bons parents, en devoir de satisfaire cette demande. Ils vont donc chercher le dictionnaire, mais l’orthographe n’est pas leur fort et ils ne savent pas bien comment s’en servir.
 Tous deux s’attèlent donc à la tâche et, en parfaite harmonie, cherchent ensemble la solution de l’énigme.

Mais, au fur et à mesure des échecs, le ton monte et le dialogue devient de plus en plus acide car ces Hébrides leur posent problème : à quelle lettre faut-il chercher ? 
Follavoine, oubliant l’existence du H muet, cherche d’abord à la lettre Z.

Les Zébrides ne s’y trouvant pas, Julie prend le dictionnaire et cherche à « Ebrides » qui, évidemment, n’y sont pas non plus.
A ce moment-là son mari, encore solidaire, trouve le coupable : Follavoine « Quand je te dis qu’on ne trouve rien dans ce dictionnaire ! ». Mais c’est Julie qui ouvre alors les hostilités et essaye d’affirmer sa supériorité :
Julie « En tout cas j’ai cherché dans les E, c’est plus logique que dans les Z ! » Follavoine hausse les épaules avec commisération « Plus logique que dans les Z ! Pourquoi pas dans les H ? »
 Julie n’y croit guère mais elle a un doute. Elle essaye donc à la lettre H et, stupéfaite et ravie de sa trouvaille, elle s’exclame « Et dire qu’on les cherchait ailleurs ! »

Mais c’est alors le tour de son mari qui, voulant affirmer que c’est à lui seul qu’est dû ce succès, déclare avec aplomb :
 « Comme je le disais ! ».
 Et c’est à partir de là que tout dérape :
Julie, furieuse : « Oh c’est trop fort ! Quand c’est moi qui ai pris le dictionnaire ! Quand c’est moi qui ai cherché dedans !
  Follavoine : Oui, dans les E ! 
Julie : Dans les E d’abord comme toi, avant, dans les Z !
Follavoine d’un air détaché : Belle malice, quand j’ai eu dit ‘Pourquoi pas dans les H ?’
 Julie : 'Oui, comme tu aurais dit ‘Pourquoi pas dans les Q’. Follavoine : Oh non, ma chère amie, si tu en arrives aux grossièretés !
Julie : Quelles grossièretés ? »

Et les voilà partis pour une scène de ménage où le désir de chaque époux n’est plus de chercher ensemble et en s’écoutant l’un l’autre, ce que sont les Hébrides, c’est de montrer que c’est à lui seul qu’est due la réussite, jusqu’au moment où la guerre est déclarée et où le mari reproche à sa femme de lui lancer des gros mots au visage. Ils sont désormais dressés l’un contre l’autre et les Hébrides ne sont plus que prétexte à affrontement.

Dans un tout autre registre, le Misanthrope nous dit quelque chose de semblable.
 Dans la scène I de l’Acte I nous voyons Alceste s’emporter contre son ami Philinte et lui reprocher vertement d’être aimable avec un homme qu’il connaît à peine.

Philinte essaye de calmer le jeu en lui demandant d’écouter ses arguments avant de se fâcher mais Alceste, toujours furieux, réplique :
 Alceste « Moi je veux me fâcher et ne veux point entendre ».
La controverse continue, et Philinte essaye de lui faire comprendre que parfois :
 Philinte « Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur. 
Serait-il à propos et de la bienséance De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ? » « Oui », répond sèchement Alceste.

Philinte « Quoi ? Vous iriez dire à la vieille Emilie Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie ? Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ? ». 
Alceste « Sans doute »1


Comme on le voit, Alceste ne se soucie pas le moins du monde de la peine qu’il pouvait faire à Emilie en lui disant cela alors qu’il aurait pu, avec un peu d’empathie, tenir compte de la souffrance d’une vieille dame qui refuse de voir que sa jeunesse s’est enfuie et qu’elle entend déjà sonner le glas. Philinte est plus indulgent et se refuse à peiner des gens qui ne font rien de bien grave. Mais c’en est trop pour Alceste, que cette mollesse rend furieux :
 Alceste « [ ... ] j’enrage et mon dessein
 Est de rompre en visière à tout le genre humain »
 C’est sur cette réplique que Philinte, s’échauffant à son tour, devient indifférent à ce que peuvent avoir de blessant ses propos, et lui dit qu’il est aussi ridicule que ceux qu’il ridiculise :
 Philinte « Et puisque la franchise a pour vous tant d’appas,
 Je vous dirai tout franc que cette maladie,
 Partout où vous allez, donne la comédie.
 Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps, Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens ».
 Cela, loin de ramener Alceste à plus de modération, excite encore sa bile :
 Alceste « Tant mieux, tant mieux, c’est ce que je demande ».
 Philinte « Vous voulez un grand mal à la nature humaine ».
 Alceste « Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine »
 Et il confirme plus loin « je hais tous les hommes ».
 Alceste en arrive désormais à accuser et à haïr toute l’humanité. Personne ne trouve grâce, personne ne mérite d’être épargné, l’Autre n’existe plus à ses yeux, il n’est plus qu’un objet de haine. Enfermé en lui-même, il a oublié que les mots peuvent blesser et parfois même tuer, et que la vieille Emilie les entendrait tout autrement qu’une simple critique de son maquillage.

Comme c’est le cas pour les époux Follavoine, on voit la conversation monter en intensité et tourner à l’aigre au fur et à mesure des échanges : en un premier temps l’intention de Chloé, de Follavoine et d’Alceste n’était pas agressive, ils voulaient seulement parvenir à persuader l’autre de la justesse de leur façon de voir. Mais si l’interlocuteur ne se rend pas rapidement à leur désir ils ne s’entendent plus l’un l’autre et la guerre est bientôt déclarée.

Ainsi Chloé continuait à dire que sa fille était étrange, car tout le monde, sauf elle, aurait été content de voir sa mère s’occuper de ses petits-enfants et faire en sorte qu’elle se repose tranquillement en jouissant du bon air et de la campagne.

Or si cela était en effet vrai pour « tout le monde », ce ne l’était pas pour sa fille car les rapports entre un enfant et sa mère ne sont justement pas ceux de « tout le monde », et qu’il lui faudrait donc – par une bonne dose d’empathie – trouver les mots justes : ce qui comptait, en effet, ce n’était pas ce qu’elle-même disait mais bien ce qu’entendait sa fille.

Mais elle avait beaucoup de mal à accepter l’idée que les mots n’ont pas forcément le même sens pour tous, et que sa fille n’était pas son double.
 Nous utilisons tous, le plus souvent sans en avoir conscience, nos facultés empathiques dans nos relations avec autrui, tantôt en y joignant la sympathie – comme lors des échanges vraiment amicaux – et tantôt seule, que ce soit pour nous protéger, pour être les plus forts ou les plus habiles : nous avons tous besoin de nous identifier à nos adversaires ou à nos amis pour anticiper leur réaction et ne pas être désarçonnés par elle.
 Il suffit de prêter attention au hiatus qu’il y a entre ce que nous disons et ce qu’entend l’autre pour éviter une bonne partie des malheurs que causent les malentendus, les non-dits ou les paroles qui dépassent notre intention.
Enfin, et à l’inverse, un auteur sera ravi si, ayant demandé « Avez-vous lu mon nouveau livre ? » On leur répond : « Bien entendu ! ». 
Or cela n’indique en rien une opinion sur cet ouvrage, mais ce qu’entend l’auteur c’est : « Evidemment ! On ne peut que désirer lire au plus vite un auteur tel que vous ».
 
1- Ce qui à l'époque, signifie "sans aucun doute".

© Gabrielle Rubin - Tous droits réservés

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